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Publié : 23 mai 2006
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Tchernobyl : combien de victimes

Jean-Marc Jancovici, L’avenir climatique

Photo Bruno Picconi/Photonica

Il y a deux catégories de morts dont le décompte ne pose pas de problème particulier :

- les victimes à court terme des effets déterministes, c’est-à-dire ceux qui ont été gravement irradiés dans les premiers jours de l’accident (essentiellement des pompiers et les premiers « liquidateurs », lesquels seront 600 000 en tout) ;

- les décès dus aux cancers de la thyroïde qui se sont déclarés depuis.

Les Nations unies retiennent 31 décès pour les effets déterministes, ce nombre étant aussi retenu par l’Organisation Mondiale de la Santé (Nuclear Power and Health, World Health Organization, 1994). En 2001, l’Institut de protection et de sûreté nucléaire (IPSN) retenait pour sa part 42 décès (Tchernobyl, 15 ans après, IPSN, 2001), avec un périmètre un peu plus large (tous les décès survenus depuis parmi les premiers liquidateurs sont comptés, même les infarctus).

Une deuxième catégorie de victimes bien identifiées provient des cancers de la thyroïde, qui sont des cancers rares et typiques de l’ingestion d’iode 131, contenu dans les déchets de fission. Près de 2 000 cas se sont déclarés depuis 1986 (la normale est de quelques cas par an pour la même population), le bilan en 2001 s’établissant à 10 morts, ces cancers ayant la particularité d’avoir un taux de guérison proche de 100 %, ce taux étant essentiellement fonction de la qualité de l’appareil de soins, comme pour bien d’autres pathologies.

Les effets stochastiques

Tchernobyl

Mais les conséquences principales de Tchernobyl sont généralement attribuées aux effets stochastiques (effets qui comportent la présence d’une variable aléatoire), c’est-à-dire au surcroît de cancers « normaux » à long terme. Peut-on les estimer par le calcul ? Cela suppose de connaitre les doses en Sieverts [1] (les doses s’estiment et ne se mesurent pas), et de pouvoir appliquer la règle dose-effet (Nombre de cancers mortels = 5% x dose individuelle (en Sv) x individus ayant reçu la dose (au dessus de 200 mSv)) dans son périmètre de validité.

(…) Seule la population qui a reçu plus de 200 mSv (soit 24 200 personnes sur 135 000 dans un rayon de 20 km) peut faire l’objet de la règle dose-effet, qui donne un surplus de cancers mortels de 540 cas (en tout, pas par an). Notons que, sur cette population, un peu plus de 6 000 individus (25%) mourront de cancer de toute façon. Confirmer par l’observation, sur un échantillon de cette taille, un surplus inférieur à 10 % (540 / 6 000) ne sera pas nécessairement possible. Le reste de la population concernée ayant reçu 50 mSv ou moins, c’est-à-dire l’équivalent d’un examen au scanner, la règle dose-effet ne peut plus s’appliquer pour estimer le nombre de décès.

Est-il alors possible de procéder par l’observation ? Cette démarche est bien sûr possible en théorie : il « suffit » de compter les cancers, et tout excès par rapport à la normale sera la signature de l’événement. Ce qui est possible pour les cancers de la thyroïde, dont les occurrences ont connu une croissance bien au-delà des fluctuations habituelles, pose d’insurmontables problèmes pour les cancers « normaux » qui constituent une cause « normale » de décès de toute façon :

- plus on souhaite relier des morts à l’événement, plus il faut se restreindre à un petit groupe (les individus que l’on suppose les plus irradiés), mais les lois de la statistique nous enseignent que l’incertitude augmente lorsque la taille de l’échantillon étudié diminue ;

- les cancers étant des manifestations à long terme, il faut normalement attendre que toute la population étudiée meure, puis compter les décès par cancers, or nous n’y sommes pas encore ;

- il faut pouvoir discriminer l’incidence d’autres causes, postérieures à l’accident, dont les effets viennent interférer (comme par exemple une augmentation de la tabagie ou de l’alcoolémie, qui engendrent des cancers supplémentaires, ou un délabrement de l’appareil de soins, la situation de l’Ukraine en particulier et des pays de l’Est touchés en général s’étant terriblement dégradée depuis la chute du Mur, ce qui induit une hausse des décès à morbidité égale … ;

- il faut que le décès soit suffisamment prématuré par rapport à la normale pour pouvoir s’observer : si la perte de durée de vie induite par victime est trop brève, elle restera indétectable (des problèmes analogues se rencontrent pour les études concernant les effets sanitaires de la pollution atmosphérique) ;

- les cancers recherchés étant identiques aux cancers « ordinaires », pour conclure sans équivoque il faut impérativement caractériser une variation qui excède de manière perceptible les fluctuations habituelles de ce type de maladie, qui sont de quelques pour-cent par an (il ne meurt pas exactement le même nombre de personnes par cancer tous les ans !).

(…) Cela explique que, à ce jour, aucune étude épidémiologique n’a pu mettre en évidence un quelconque surcroît de mortalité par cancer dû à cet accident, mis à part les quelques dizaines de décès mentionnés ci-dessus que personne ne conteste.

Effets sur l’environnement

(…) Quittons maintenant la santé des hommes pour revenir à l’environnement. L’atteinte aux écosystèmes résultant de l’irradiation a été localement indiscutable au moment de l’accident ; des centaines d’hectares d’arbres ont été grillées, par exemple. Mais il faut savoir que la résistance d’un organisme aux radiations est d’autant plus élevée qu’il se situe au bas de l’échelle de l’évolution : l’homme est l’animal le plus fragile aux rayonnements, et une dose létale pour notre espèce n’incommodera même pas un arbre, un insecte ou même un oiseau. (…) Pour en revenir aux arbres, par exemple, ils ont maintenant retrouvé un aspect parfaitement normal, et les prélèvements de rats effectués dans la zone très fortement soumise aux radiations après l’accident ne montrent pas de dommages majeurs.

Encore plus étonnant, les environs de Tchernobyl sont maintenant plutôt plus abondamment fournis en faune sauvage qu’avant l’accident, car le fait que les hommes aient été évacués des abords de l’ex-centrale (il est interdit de résider à moins de 30 km de Tchemobyl) a supprimé le premier facteur de pression pour la vie animale (bien avant les rayonnements) : notre espèce ! L’évacuation du prédateur universel que nous constituons contrebalance, et bien au-delà, les dommages engendrés par les radiations supplémentaires.

Dans les dommages à l’environnement qui peuvent toutefois affecter l’homme, il y a la contamination des sols par des éléments à durée de vie moyenne (le césium, par exemple) qui ne gênent pas la croissance des végétaux mais repassent ensuite dans la chaîne alimentaire. Ainsi, les sols contaminés de manière importante par Tchernobyl, et qui mettront des décennies avant de redevenir cultivables sans précautions particulières, couvrent plus d’un millier de kilomètres carrés, et là réside le dommage le plus significatif à moyen terme de l’accident. Mais il n’est pas inutile, ici aussi, de mettre ces chiffres en perspective : à l’échelle de la planète, notre espèce « stérilise », pour des siècles probablement, plus de 5 000 km2 par an pour pouvoir rouler en voiture en les couvrant d’asphalte, soit 200 000 km2 en 40 ans (40 % de notre Hexagone). Si minimiser l’atteinte aux écosystèmes est notre objectif premier, ne faut-il pas revoir bien des choses à l’aune de ce critère ?

Lire la suite dans Jean-Marc Jancovici , L’avenir climatique, Quel temps ferons-nous ?, Editions du Seuil, Points Sciences, 2002, p.236, 8 €.

Voir Élisabeth FILHOL, La Centrale et Japon : réflexion sur les risques

Voir aussi OMS : Effets sanitaires de l’accident de Tchernobyl et Conséquences sanitaires de la catastrophe de Tchernobyl (Wikipedia). et Consensus Scientifique sur l’Accident Nucléaire de Tchernobyl.

Notes

[1] Le Sievert (Sv) est la quantité d’énergie déposée par les rayonnements ionisants dans un kilogramme de matière vivante. 1 Sv = 1 joule par kilogramme. 1 mSv = un millième de sievert. Voir l’article Radioactivité dans Petite encyclopédie indispensable.