Ôªø Sornettes - Un enfant en échec scolaire

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Publié : 16 octobre 2007
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Un enfant en échec scolaire

Mais comment un cancre pourrait-il être joyeux ? Professeur de français et écrivain, Daniel Pennac a longtemps été un enfant en échec scolaire. Il évoque dans « Chagrin d’école » cette blessure encore sensible.

Daniel Pennac à 12 ans

Un père polytechnicien, une mère au foyer, une famille stable et aimante, une bibliothèque à la maison, trois frères aînés aux parcours scolaires sans heurts : Daniel Pennac, le petit dernier, semblait programmé pour le prix d’excellence. Professeur de français pendant vingt-cinq ans, écrivain à succès traduit dans une vingtaine de langues, père de la célèbre saga Malaussène, providence des parents d’élèves depuis Comme un roman [1], son fameux essai sur la lecture, l’auteur de La Fée carabine fut pourtant un cancre. A soixante-deux ans, il lève le voile sur ce passé à l’évidence encore sensible en publiant Chagrin d’école [2] , réflexions pédagogiques et considérations sur l’époque, avec cette tendresse piquante qui a fait sa réputation, cette malice poivrée qui inspire la cinquantaine de dessins publiés parallèlement aux éditions Hoëbeke [3] , variations sur le thème du stylo soumis à rude épreuve. Décidément, pour Pennac, c’est la saison des aveux. (…)

Comment décririez-vous votre famille ?

J’ai deux frères aînés, qui avaient 20 et 19 ans quand j’en avais 10. Et Bemard, né cinq ans avant moi, qui m’a « élevé ». Nous partagions la même chambre, (…) il jouait avec moi, me faisait faire mes devoirs. Il a été un élément de stabilité dans ma vie. Sans lui, j’aurais vraisemblablement déjanté pendant l’adolescence… Quant à mes parents, ils étaient des gens du XIXème siècle, tous deux nés avant 1914, une génération qui faisait peu de psychologie. Rien à voir avec les parents post-soixante-huitards que nous avons été. D’une génération à l’autre, les familles sont passées de l’excès de silence à ces débauches d’explications où l’on gaspille trois heures de discours à convaincre les mômes de ne pas mettre leurs doigts dans les prises de courant ! Mon père, c’était plutôt le silence, la retenue. Juste quelques formules lapidaires dont il avait le secret. Après un de mes multiples échecs au bac, il m’avait lancé. « Ne t’inquiète pas, même pour le bac on finit par acquérir des automatismes. » Et je l’entends encore, après ma licence, décrochée en 1968 : «  Il t’aura fallu une révolution pour ta licence, doit-on craindre une guerre mondiale pour l’agrégation ? » C’était drôle, évidemment. Et en même temps très dur… On évitait les débats essentiels parce qu’il n’y avait pas de débat possible. (…)

Dans votre livre, vous vous employez ainsi à casser le mythe du « cancre joyeux ».

Mais comment pourrait-il être joyeux, le cancre ? Voilà un gosse qui, dès le départ, se retrouve sous le feu des regards adultes réprobateurs. Celui, angoissé, de sa famille qui a peur pour son avenir. Celui, hostile, du prof qui lui en veut d’être l’incarnation de son propre échec : un élève qu’il est incapable de faire progresser. Et le prof de se débarrasser de la question en rejetant la faute sur son prédécesseur. Tout le système semble d’ailleurs organisé pour qu’on puisse faire endosser la responsabilité de l’échec aux autres, de l’instituteur du primaire accusant la maternelle, à l’industriel tonnant contre l’université. Comment pourrait-il être heureux, le cancre ? Où puiserait-il la force de s’en foutre réellement ? Ce qu’il va faire, c’est compenser. S’inventer un personnage pour exister malgré tout, devenir agressif en tentant de s’imposer par la force, ou se réfugier dans la bande. Le cancre a peur. Cette peur le verrouille. Il la fuit dans le rejet.

Un jour, des professeurs ont réussi à faire sauter ce verrou qui vous enfermait dans la « cancrerie ». Qu’avaient-ils de plus que les autres ?

L’amour de leur matière qu’ils maîtrisaient parfaitement et la passion de la transmission. Ils ne nous lâchaient pas, jusqu’à nous faire apprécier cette matière. Sans chercher à nous rassurer par un discours général du type : « Ne t’inquiète pas, Daniel, j’ai confiance en toi, tu vas t’en sortir. Arrête de te raconter des histoires, mets-toi au travail, etc. » Le prof de maths qui m’a fait passer, en un an, de zéro à la moyenne, ne parlait que de mathématiques. Il en était habité. Il me prenait pour ce que j’étais, un enfant persuadé, à raison, qu’il ne savait rien et, à tort, qu’il ne saurait jamais rien. Et, vaillamment, il reprenait tout à la base, en s’appuyant sur le socle des maigres connaissances que je pouvais avoir, en s’efforçant de me réinstaller, peu à peu, dans l’estime de moi-méme à force de progrès. Plus tard, c’est cette pédagogie que j’ai à mon tour essayé de pratiquer avec mes élèves, qui n’étaient guère différents de l’enfant et de l’adolescent que j’avais été. A cette différence toutefois que les élèves d’aujourd’hui sont très corrompus par la clientélisation.

Que voulez-vous dire ?

Je veux parler d’une régression. Dans les années 1860, Victor Hugo en France, comme Dickens en Angleterre, ont tout fait pour libérer l’enfant de l’exploitation par le travail industriel ou agricole. Puis est venu Jules Ferry, ministre de l’Instruction publique entre 1879 et 1883, qui installe cet enfant sur les bancs de l’école laïque, gratuite et obligatoire avec un statut absolument différent de celui des adultes. Ceux-ci travaillent. Lui, il apprend. On imagine que c’est toujours le cas. Et c’est faux ! Depuis le milieu des années 1970, c’est-à-dire à peine cent ans après Jules Ferry, l’enfant a été restitué à la société des adultes, non plus en tant que travailleur, mais en qualité de client. Dès le berceau, l’enfant est instrumentalisé par la consommation. Installer la télévision chez soi c’est effectivement y introduire le marketing. Il n’y a aucun doute là-dessus.

Quelles conséquences y voyez-vous ?

Jour après jour, on stimule chez l’enfant des désirs de consommation dans des domaines identiques à ceux des adultes : habillement, nourriture, locomotion, électronique, téléphonie… L’enfant acquiert ainsi une légitimité commerciale qui en fait un rouage indispensable à la société marchande et le place sur un pied d’égalité avec l’univers des adultes. Il accède à la propriété sans contrepartie, avec l’argent de ses parents ou en se « débrouillant ». Le système s’en fiche du moment que l’argent circule. Les enfants qui débarquent aujourd’hui dans les classes sont ainsi de petits propriétaires, animés par des désirs qu’ils ont l’habitude de voir rapidement satisfaits. Dans notre culture, désormais, l’achat de l’objet convoité est devenu, pour les parents, le moyen principal de manifester leur affection.

Et qu’est-ce que cela change du point de vue de l’école ?

Tout. Les enfants, aujourd’hui, confondent leurs désirs superficiels et leurs besoins fondamentaux. Ils arrivent à l’école porteurs de désirs qui demandent à être satisfaits immédiatement, c’est l’attrait constant de la nouveauté : une nouvelle marque, un nouveau téléphone, une nouvelle génération de godasses… Or ils se trouvent dans un lieu qui a pour vocation de s’adresser à leurs besoins fondamentaux : lire, écrire, compter, raisonner. Et, qui plus est, l’école exige d’eux, pour la première fois, une monnaie d’échange : du savoir contre de la concentration, de l’attention, de l’effort, bref, du travail, avec tout ce que cela suppose de renoncement aux désirs de consommer ! Les enseignants qui imaginent toujours s’adresser aux enfants de Jules Ferry ne sont absolument pas préparés à cette enfance-clientèle.

Certains, aujourd’hut ont ainsi la nostalgie de « l’école d’avant… »

Idiot. L’école d’avant, c’était des profs qui enseignaient à des conseils d’administration en culottes courtes. Des gamins triés sur le volet. Y revenir, c’est accepter à nouveau que les élites se contentent de se reproduire en tant qu’élites. Et les autres ? On cesse de les instruire ? On les relègue, dès l’âge de 10-12 ans, dans les systèmes de formation professionnelle ?

Pourquoi après ces années de galère à l’école, avoir choisi le métier de prof ?

Pour des raisons triviales, d’abord. J’avais besoin de gagner ma vie et il me fallait du teinps libre pour écrire. (Ah ! ces vacances scolaires qu’on nous reproche tant !) Mais, dès mon premier poste, à Soissons, le hasard a fait que je me suis retrouvé face à une classe dite « aménagée » : des élèves en difficulté, avec lesquels j’ai su faire tout de suite. Le tourment de ma propre cancrerie s’était capitalisé en savoir. Comme si je retournais sur les lieux du crime pour ne pas reproduire les conneries que les autres avaient faites avec moi. Mon handicap de base s’est ainsi révélé producteur d’un savoir-faire pédagogique. Les ados en échec sont prisonniers d’un sentiment de perpétuité, leur présent ne passe pas. Ils ne se projettent pas, ils sont prisonniers de deux adverbes : jamais et toujours. Je ne réussirai jamais, je suis en échec pour toujours. Tout mon travail consistait à régler leur compte à « jamais » et à « toujours » pour que les gosses vivent pleinement mon heure de cours. Qu’ils s’incarnent dans le présent, enfin ! Pour ce faire, il fallait vaincre leur peur de répondre des bêtises aux questions posées. On ne peut rien tirer d’un enfant qui a peur. Pas plus que d’un enfant qui a du chagrin. (…)

Entretien de Daniel Pennac par Michel Abescat, Télérama, N°3013, 10 Octobre 2007, p.24, 2 €.

Notes

[1] Daniel Pennac, Comme un roman, Gallimard, Folio (N° 2724), 1995, 197 p., 10,70 € .

[2] Daniel Pennac, Chagrin d’école, Gallimard, Collection blanche, 2007, 320 p., 19 €.

[3] Daniel Pennac, Ecrire, Edition Hoëbeke, 2007, 64 p., 15 €.