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Publié : 3 septembre 2008
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Les jeux video censurés

La violence de certains jeux vidéo a-t-elle une influence négative sur le comportement des joueurs ? Cette question est souvent posée, et plusieurs études scientiflqùes ont été menées pour déterminer leur influence - notamment sur les enfants. Selon The Lancet du 5 avril 2008, la revue de référence dans le secteur médical, « rien ne permet aujourd’hui d’affirmer que l’exposition prolongée des plus jeunes à la violence se traduit par un passage à l’acte ».

Hillary Clinton et John McCain ne sont pas les seuls à penser que « les jeux vidéo ont ôté leur innocence à [notre] jeunesse ». En Europe aussi, les parlementaires, les faiseurs d’opinion et les spécialistes du comportement se plaignent, depuis des années déjà, de la dégénérescence de la jeunesse, qui jouerait trop à des jeux vidéo et à des jeux d’ordinateur violents, sadiques ou à contenu sexuel. Depuis 2006, on peut dire que la campagne européenne visant à influencer le contenu des jeux a pris une tournure agressive, volontariste. L’Italie cherche à obtenir une interdiction paneuropéenne des jeux vidéo violents, Bruxelles dresse une « liste noire » et les fabricants sont publiquement accusés dans les médias. Les premières conséquences sont visibles. Les autorités britanniques ont contraint le studio canadien Rockstar à adapter en profondeur son jeu Manhunt 2 pour éviter son interdiction. Comme toutes les campagnes contre les jeux, celle-ci repose également sur un malentendu, monté en épingle par de mauvais journalistes et repris par des millions de parents inquiets, d’éducateurs professionnels et de croyants alarmés pour qui l’industrie des jeux vidéo représente le diable en personne. Parmi eux figure le commissaire européen à la Justice, Franco Frattini, membre influent du parti Forza Italia de Silvio Berlusconi. Tout a commencé le 10 novembre 2006, quand l’hebdomadaire italien Panorama [1] a présenté le jeu sur PlayStation The Rule of Rose, à la veille de sa sortie, comme une orgie de violence visant les enfants. « Le gagnant est celui qui enterre l’enfant », pouvait-on lire en gros titre. D’après le magazine, la protagoniste âgée de 19 ans, Jennifer, était « frappée et enterrée vivante » dans une atmosphère de « lesbianisme et [de] sadomasochisme ». L’opinion publique italienne s’en est émue, le maire de Rome a exigé une interdiction nationale et le Parlement a ouvert une enquête. Franco Frattini, dont le parti battait alors de l’aile, a compris qu’il pouvait le requinquer sur le dos de l’industrie des jeux. Il a envoyé une lettre ouverte à tous les ministres européens de la Justice en appelant à une action commune contre les jeux qui, comme The Rule of Rose, étaient « obscènes », « pervers » et « sadomasochistes ».

La commissaire européenne luxembourgeoise chargée de la Société de l’information et des Médias, Vivian Reding, a cependant rappelé à Franco Frattini le point de vue de la commission selon lequel « la protection de la jeunesse ne doit pas se faire au détriment du droit de s’exprimer librement, comme le stipule la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ». Un bon coup de boule, pourrait-on se dire. Mais cela n’a pas arrêté Franco Frattini sur sa lancée. On se demande si les Italiens remontés ont regardé ne serait-ce que la bande-annonce de The Rule of Rose. Ce jeu aux excellents graphismes mais assez linéaire explore le monde émotionnel d’une jeune fille qui grandit dans un orphelinat à la fin de l’époque victorienne. Il est chargé de tous les tabous qui y sont associés, mais il n’en est pas moins totalement innocent. Il n’y a à cet égard pas de meilleur témoin que Laurie Hall, secrétaire général du Video Standard Council, l’organisme britannique d’évaluation des jeux vidéo, dont la sévérité est connue. Lors d’une interview à propos du jeu, qui a obtenu le feu vert pour la tranche d’âge de 16 ans et plus, il a expliqué qu’il ne voyait vraiment pas « sur quoi repose la suggestion de sadomasochisme dans ce jeu ou l’histoire selon laquelle des enfants se feraient enterrer vivants. C’est totalement inventé. Il ny a pas d’érotisme concernant des enfants. Le jeu n’est absolument pas violent. M. Prattini dit n’importe quoi. » (…)

Contrairement à certaines idées reçues, il n’existe pas de lien entre les jeux vidéo et un comportement violent. La plupart des jeunes apprennent au contraire, grâce aux jeux, à mieux aborder la violence .. « Les jeux violents offrent un environnement où les jeunes peuvent sonder leurs émotions d’une manière qui n’est pas envisageable dans la vie quotidienne », estime le psychologue néerlandais et « professeur de jeux » Jeroen Jansz dans une étude sur les motivations des jeunes utilisateurs de jeux vidéo. Ces dernières années, il a constaté de plus en plus d’aspects positifs dans les jeux. « Les jeux ont une influence favorable sur le développement cognitif, par exemple sur la perception du champ visuel. Il s’agit de la capacité à embrasser du regard des situations complexes et à juger de modifications soudaines et rapides à la périphérie. Les joueurs expérimentés savent mieux prendre des décisions complexes à partir d’informations visuelles que ceux qui ne jouent pas. Cela peut être utile, entre autres, pour l’armée et pour le contrôle de la navigation aérienne », assure-t-il. (…)

Pour résumer, on peut affirmer que les jeux sont moins violents que ne le pense une opinion publique inquiète, que la violence des jeux ne se transforme pas en comportement violent et que les aspects positifs des jeux vidéo sont négligés dans les médias. La campagne actuelle de dénigrement vient surtout d’une méconnaissance, estime Jurriaan van Rijswijk, concepteur chez Game Factory Online, éditeur néerlandais de jeux sérieux, et consultant en jeux respecté. « Imaginez que les jeux vidéo aient été inventés en 1450 et que l’imprimerie soit une invention moderne. Les députés s’insurgeraient : ’Quelle idée en tant que parents de laisser lire un livre à un enfant ? On retire cet enfant de son monde en ligne, et qui sait ce qui se déroule dans l’esprit d’un jeune quand il lit toutes ces horreurs ?’ », explique-t-il. Il estime que, si les jeux vidéo sont considérés par les générations précédentes comme une menace, c’est parce qu’ils se rattachent à des formes de jeu plus anciennes. Selon lui, « c’est un retour à l’univers de jeu que Huizinga décrivait en 1938 dans Homo ludens, quand les jeux de société étaient le passe-temps le plus populaire dans les familles néerlandaises. Chez les générations précédentes, cette impulsion a été réprimée pendant cinquante ans par la télévision, un média passif, répétitif et qui isole. Les jeunes regardent moins la télévision et consacrent davantage de temps aux jeux, une activité beaucoup plus sociale. Les parents s’en inquiètent parce qu’ils ne savent plus eux mêmes ce que c’est que de jouer. » (…)

Quand, récemment, la chaîne américaine FoxNews a diffusé un débat où l’on affirmait à tort que le jeu Mass Effect n’était que sexe et scènes de nudité crues, Jeff Brown, le vice-président d’Electronic Arts, éditeur du jeu, a écrit une lettre ouverte au producteur pour rectifier tous les malentendus, exiger réparation (ce qu’il a obtenu rapidement) et faire remarquer que les émissions diffusées par FoxNews aux heures de grande écoute contenaient plus de nudité que l’intégralité de son jeu. (…)

Aart Brouwer, Comment la censure s’abat sur l’univers des jeux, (source : De Groene Amsterdammer, Amsterdam), Courrier international, n° 911, 17 avril 2008, 3 €

Notes

[1] Dans sa livraison du 10 novembre 2006, l’hebdomadaire italien Panorama promettait à ses lecteurs de les transporter dans l’univers des « horreurs du divertissement électronique ». Choisissant d’illustrer sa première page avec les personnages issus du jeu Rule of Rose (RoR), il annonçait que « le vainqueur [était] celui qui enterrait vivante l’enfant ». La publication de l’article a suscité un vaste débat dans la péninsule et au-delà des frontières. 505 Games, l’éditeur italien de RoR, a décidé de ne pas distribuer son jeu en Grande-Bretagne en réponse aux critiques de la presse britannique à son égard.