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Publié : 7 octobre 2008
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Pourquoi le baratin est-il aussi répandu ?

Harry G. FRANKFURT, De l’art de dire des conneries (On Bullshit). « Bullshit » (« merde de taureau »), se situe à mi-chemin entre baratin et connerie.

Harry G. Frankfurt

Pourquoi le baratin est-il aussi répandu ? Il est bien sûr impossible d’être certain qu’il prospère davantage aujourd’hui qu’à d’autres époques. La communication sous toutes ses formes n’a jamais été aussi présente, mais cela n’implique pas que la proportion de conneries ait également augmenté. Sans préjuger d’un éventuel essor contemporain du baratin, je vais maintenant énoncer quelques considérations qui peuvent aider à comprendre son omniprésence actuelle.
Le baratin devient inévitable chaque fois que les circonstances amènent un individu à aborder un sujet qu’il ignore. La production de conneries est donc stimulée quand les occasions de s’exprimer sur une question donnée l’emportent sur la connaissance de cette question.

Baratin

Ce genre d’écart est fréquent dans la vie publique, dont les acteurs sont portés - soit du fait d’un penchant naturel, soit en réponse à des demandes extérieures à s’étendre sur des sujets malgré leur degré plus ou moins élevé d’ignorance. Des exemples très semblables naissent de la conviction très répandue dans les démocraties qu’il est de la responsabilité du citoyen d’avoir une opinion sur tout, ou du moins sur l’ensemble des questions liées à la conduite des affaires de son pays. Il va de soi que le fossé entre les opinions d’une personne et son appréhension de la réalité s’élargira encore si celle-ci estime qu’il est de sa responsabilité morale d’émettre un jugement sur les événements et sur la situation de l’ensemble de la planète.

La prolifération contemporaine du baratin a des sources encore plus profondes dans les diverses formes de scepticisme qui nient toute possibilité d’accéder à une réalité objective et par conséquent de connaître la nature véritable des choses. Ces doctrines « antiréalistes » sapent notre confiance dans la valeur des efforts désintéressés pour distinguer le vrai du faux, et même dans l’intelligibilité de la notion de recherche objective. Cette perte de confiance a entraîné un abandon de la discipline nécessaire à toute personne désireuse de se consacrer à l’idéal d’exactitude, au profit d’une autre sorte de discipline : celle que requiert l’idéal alternatif de sincérité. Au lieu d’essayer de parvenir à une représentation exacte du monde, l’individu s’efforce de donner une représentation honnête de lui-même. Convaincu que la réalité ne possède pas de nature inhérente, qu’il pourrait espérer identifier comme la véritable essence des choses, il tente d’être fidèle à sa propre nature. C’est comme si, partant du principe qu’être fidèle à la réalité n’a aucun sens, il décidait d’essayer d’être fidèle à lui-même.

Bullshit : merde de taureau

Pourtant, il est absurde d’imaginer que nous soyons nous-mêmes des êtres définis, et donc susceptibles d’inspirer des descriptions correctes ou incorrectes, si nous nous sommes d’abord montrés incapables de donner une définition précise de tout le reste. En tant qu’êtres conscients, nous n’existons que par rapport aux autres choses, et nous ne pouvons pas nous connattre sans les connaître aussi. En outre, aucune théorie ni aucune expérience ne soutient ce jugement extravagant selon lequel la vérité la plus facile à connaître pour un individu serait la sienne. Les faits qui nous concernent personnellement ne frappent ni par leur solidité ni par leur résistance aux assauts du scepticisme. Chacun sait que notre nature insaisissable, pour ne pas dire chimérique, est beaucoup moins stable que celle des autres choses. La sincérité, par conséquent, c’est du baratin.

Harry G. FRANKFURT, De l’art de dire des conneries (On Bullshit), traduit de l’américain par Didier Sénéchal, Éditions 10/18, 2006, Collection Fait et cause, n° 3889, p. 71, 8,60 €