Ôªø Sornettes - La fin des religions

Sornettes

Vous êtes ici : Accueil du site > Connaissance > La fin des religions
Publié : 12 avril 2009
Version imprimable de cet article Version imprimable
Format PDF Enregistrer au format PDF

La fin des religions

Il y a environ deux mille six cents ans, quelques individus, marginaux, solitaires, perdus dans la foule des croyants inventèrent en divers points du globe, et sans se donner le mot, une chose qui devait par la suite acquérir un grand renom sans pour autant porter tous les fruits que l’on pouvait en espérer : cette chose était la philosophie.

De grands marginaux

Ces gens se nommaient, entre autres, Parménide, Héraclite, Xénophane, Çakyamouni, Lao Tse. (…)
Ce que les premiers philosophes grecs, ce que l’Indien Çakyamouni, dit le Bouddha, ce que le Chinois Lao Tse découvrent sans le nommer, que Heidegger nomme avec netteté en 1927 die Geworfenheit [1], c’est la solitude essentielle de l’homme et la nécessité pour lui de penser sa vie et de trouver sa voie sans aide surnaturelle. Les dieux ? Voici ce qu’en dit Xénophane de Colophon : « Si les chevaux avaient des dieux, ceux-ci auraient des têtes de chevaux ». Quant au Bouddha, il ne s’embarrasse pas de discussions théologiques, il va droit au but : dans la vie humaine, il y a souffrance : comment mettre un terme à la souffrance ? Ce n’est plus la philosophie, mais son héritière, la psychologie, qui pose la question : comment et pourquoi l’homme a-t-il créé les dieux, et finalement Dieu. (…)

Paul Diel

Mais alors, que signifie cette figure de la divinité, omniprésente dans toutes les cultures ? (…) «  Dieu n’est pas une illusion ni une réalité, c’est un symbole mythique : il est la réponse émotive et imagée à la question sans réponse, mais qui ne cessera jamais de se poser à l’être humain » (Paul Diel [2], La divinité [3]). La question sans réponse : celle qui concerne le mystère des origines, le mystère de la vie et de la mort. On peut évoquer à propos de cette citation (…) la célèbre inscription du temple de Delphes dont on omet le plus souvent la seconde moitié : « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux », car l’une comme l’autre formulation met en relation le questionnement sur le monde et le questionnement sur soi. Le propos n’est pas ici de dérouler, même succinctement, l’histoire des religions et l’histoire de la philosophie, mais de souligner ce fait fondamental que, dès le VIe siècle avant notre ère, la réflexion philosophique, en tant que métaphysiquement orientée, commençait insidieusement à prendre le relais de la religion, non pas pour supplanter un théisme émotif par un athéisme intellectuel, mais pour restituer à l’individu pensant, en toute indépendance de l’autorité cléricale, la capacité de se vivre en liberté et en amour face au paradoxe d’un monde inexplicable dans ses origines, mais intelligible dans son organisation. Ce que j’ai voulu souligner, et qui d’ailleurs est bien connu sinon toujours admis, c’est que la distinction jadis rigide entre sacré et profane est devenue caduque.(…)

Le « je-ne-sais-quoi »

On pourrait objecter qu’il y a, dans ce qui précède, confusion entre religieux, spirituel et sacré. La confusion ou plutôt l’assimilation est volontaire. Peu importe le nom que l’on donne à ce « je-ne-sais-quoi » qui fait que la vie est autre chose qu’une routine d’ennui, de plaisir ou de souffrance. On le nomme : Être, Divin, Substance, Essence, Mystère, Tao, c’est l’Ain Soph (le « sans tin ») de la Kabbale, le Logos des Grecs. La métamorphose du religieux, ce n’est pas la mort de Dieu mais sa dépersonnalisation. C’est le Dieu personnel qui est mort, comme est mort le créationnisme, même si l’un et l’autre ont encore des adeptes, et même des adeptes par millions. Caduque aussi la Révélation prise au pied de la lettre, que ce soit celle reçue par Moïse sur le Sinaï, celle reçue par l’humanité à Bethléem ou par l’intermédiaire de l’archange Gabriel en l’an 1 de l’hégire. Les croyances en ces révélations ont pu fonder des communautés, mais les ont toujours dressées les unes contre les autres. La révélation à venir, celle qui est déjà à l’œuvre, souterrainement, dans la culture mondialisée, est la révélation que le « Sens de l’existence » doit être cherché dans l’immanence et ne saurait être octroyé par un pouvoir transcendant. Nous sommes arrivés à «  l’épuisement du règne de l’invisible » (Marcel Gauchet), ou, selon la formule provocatrice de Jean-Luc Nancy : « Le monde n’a plus de sens mais il est le sens ».

http://www.bluebloggin.com/wp-content/uploads/2007/12/religionsworld.gif

La demande religieuse est exacerbée par les communautés fanatisées, elle est toujours actuelle sous le signe du dogme pour les nostalgiques des valeurs traditionnelles, est émiettée en une kyrielle de groupes guidés par des gourous. En revanche, n’est-elle pas sous-évaluée et négligée par une intelligentsia sceptique et ultralaïcisée qui oublie que, si Dieu est mortel, sa signification symbolique est immortelle ? (…)

Des résistances puissantes s’accrochent désespérément à l’illusion d’une protection providentielle, mais la soumission croyante, malgré les bénéfices qu’elle distribue, ne pourra tenir à la longue contre la puissance expansive de l’esprit d’élucidation.

L’enjeu de la question religieuse

Quel est en somme l’enjeu de la question religieuse, on peut le résumer d’un mot : il s’agit de la foi. La foi, du latin fides qui ne signifie rien d’autre que : confiance, n’implique, originellement, aucune relation à une réalité transcendante. La foi est l’énergie qui nous fait vivre, qui nous fait aimer la vie malgré ses vicissitudes. Amour de la vie, elle est nécessairement, et dans la même mesure, amour de soi. Cet élan vital a pu et peut encore être alimenté par la croyance en une volonté surnaturelle, mais, comme nous l’avons dit, le doute, initié dans notre culture par les premiers penseurs grecs s’est amplifié et s’est imposé à une large fraction de l’humanité. Cet élargissement était inéluctable, du fait que les images du surnaturel, jadis support de la croyance, mais aussi d’une foi dans la vie étaient devenues, aux yeux des croyants, des figures réellement existantes, personnellement agissantes et, de par cette proximité même, sujettes au doute. Même dégradation de la figure de la divinité du monothéisme. Le dieu de la théologie, comme l’exprime Heidegger n’est plus un être mais un« étant », c’est-à-dire une réalité existante et non un questionnement sans réponse, ce qui vaut également, malgré son apparente insubstantialité, pour le Dieu Abstrait du siècle des Lumières. Quant à la Matière Créatrice, cette divinité dont on célèbre l’avènement explosif, il y a treize milliards et demi d’années, elle ne saurait, pas plus que l’Esprit Créateur, dissiper le néant conceptuel qui entoure les origines, car elle bute, elle aussi, sur de l’impensable, de l’inimaginable.

Quant au problème éthique, ni l’Esprit Créateur ni la Matière Créatrice ne peuvent répondre à notre quête de sens : seule la restitution du « sens par la pensée active » peut apporter un apaisement aux angoisses et aux conflits qui travaillent l’espèce humaine : la restitution du sens est la restitution de la foi, non plus investie dans des croyances, mais animée par le thaunazein socratique, c’est-à-dire par ce sentiment qui tient à la fois de l’étonnement et de l’émerveillement.

Certes il serait utopique et même dangereux de vouloir vivre constamment dans l’amour extatique du monde. Il n’empêche que le sentiment religieux authentique, c’est-à-dire la foi libérée des croyances est le plus sûr appui pour l’âme en quête d’apaisement et l’activité en quête de sens.

Extraits de Cyrille Cahen [4], Métamorphose du religieux, dans Idées-forces pour le XXIe siècle sous la direction de Armen Tarpinian, Éditions de la Chronique Sociale, 2009, p. 199, 16,50 €.

Voir aussi Citations sur Dieu et les religions

Notes

[1] die Geworfenheit que l’on traduit tantôt par « déréliction », qui va trop vers le pathétique, soit par « être jeté », qui n’est pas élégant.

[2] Paul DIEL (1893 - 1972), né à Vienne (Autriche) de père inconnu, placé très tôt dans un orphelinat religieux aux mœurs ascétiques et répressives, tôt orphelin (14 ans) d’une mère institutrice, il fut sauvé de l’abandon complet par un tuteur attentif, père de 5 enfants. Après avoir réussi son baccalauréat, il choisit de vivre en toute indépendance, au prix d’une très grande pauvreté. Il sera vagabond, infirme (à la suite d’un duel d’étudiants), comédien ou agent d’assurance.
Familier de la précarité, antinazi notoire, Diel, grâce à sa femme française, il se réfugie en France en 1938, après l’Anschluss, et se retrouve incarcéré au camp de Gurs où le régime de Vichy regroupait les étrangers considérés comme indésirables. A la Libération, les recommandations d’Einstein et de Joliot Curie lui permettent d’entrer, en 1945, au CNRS dans le Laboratoire de Psychobiologie de l’enfant que dirigeait Henri Wallon. À 54 ans, en 1947, après beaucoup d’essais infructueux de publication de ses premières œuvres écrites en allemand, il publia Psychologie de la motivation aux Presses Universitaires de France. En poche à la Petite Bibliothèque Payot, 2004, 10,40 €.

[3] Paul Diel, La divinité. Le symbole et sa signification, Petite Bibliothèque Payot, 2004, 9,50 €.

[4] Cyrille Cahen, neuro-psychiatre, psychothérapeute et formateur à l’Association de la Psychologie de la Motivation.