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Publié : 28 juin 2009
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Le PIB en question

Tout le monde dénonce la dictature du PIB. Reste à inventer d’autres indicateurs de développement. Les projets ne manquent pas…

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(…) « Un consensus se dessine sur les limites du PIB, jusque chez les économistes et les statisticiens. Que lui reproche-ton ? De se contenter d’additionner les valeurs produites par les entreprises et les administrations. Et de ne tenir aucun compte des activités non monétaires. » [1] Oublié, le « temps libre » ! Oublié, le travail domestique ou bénévole ! Comme disait Alfred Sauvy, « épousez votre femme de ménage et vous ferez baisser le PIB ». (…)

Ce n’est pas tout : les dégâts sociaux et environnementaux, eux, augmentent le PIB dès lors qu’ils permettent de produire des biens marchands ! La déforestation en Amazonie ? Rien de tel pour faire grimper le PIB brésilien car elle permet une culture intensive du soja ou du maïs. Une marée noire ? Dépollueurs et assureurs se mettent au boulot … Bref, loin d’être une boussole, le PIB nous aveugle. (…)

Bonne nouvelle, partout dans le monde, de nouveaux thermomètres se sont multipliés. Certains se sont même taillé un joli succès, jusqu’à faire de l’ombre au PIB. L’«  indicateur de développement humain » (IDH) des Nations unies, calculé depuis 1990, évalue à côté de la richesse matérielle l’espérance de vie et l’accès des habitants à la santé et à l’éducation.

Autre étoile montante, l’« empreinte écologique » : grâce à elle, on sait qu’un Français a besoin de 5,1 hectares pour vivre et (sur)consommer, bien au-delà des capacités offertes par la Terre (1,6 hectare par humain).

Plus connu des experts, l’«  indicateur de bien-être économique » des Canadiens Osberg et Sharpe repose, lui, sur quatre piliers de« valeurs », allant de la consommation au degré de protection sociale ou de préservation du capital environnemental. « On y apprend, explique Florence Jany-Catrice, que les Anglo-Saxons ont connu une régression de leur bien-être dès le milieu des années 1980, bien plus nettement que les pays scandinaves … »

L’économiste Florence Jany-Catrice vient de concocter un « indicateur de santé sociale » des régions françaises, à partir d’un baromètre des inégalités et de la pauvreté réalisé pour le Nord-Pas-de-Calais. Qu’y apprend-on ? Que les territoires les plus riches économiquement sont classés parmi les plus « pauvres » à l’aune de cet indicateur. L’Ile-deFrance, dotée du meilleur PIB par habitant, est à la dix-septième place du classement, avec une explosion des inégalités. Le « pauvre » Limousin, lui, caracole en tête du classement des performances sociales …

Et puis, il y a aussi l’« indicateur du bonheur » du chercheur néerlandais Ruut Veenhoven (la France y occupe la trente-neuvième place … ), la « carte mondiale du bonheur » de l’Anglais Adrian White, ou encore l’« indicateur de sécurité personnelle » du Canadian Council on social development.

Joseph Stiglitz

Une multiplicité de boussoles qui dit aussi les limites de chacune. D’où ces questions qui ont animé les commissions Stiglitz et du Conseil économique : combien d’indicateurs faut-il pour sortir de l’emprise du PIB ? Un seul, deux ou trois, ou toute une batterie ? Veut-on mettre en avant l’écologie ? Les inégalités ? Et comment joindre les deux ? « Nous avons besoin d’outils précis, qui fassent sens, martèle Jean-Paul Fitoussi, coordinateur général des commissions Stiglitz. Il n’est pas question de proposer un seul indicateur magique, qui agrégerait toute une série de grandeurs mais qui ne voudrait rien dire sur le plan scientifique ! » Histoire de respecter les points de vue différents, voire opposés, des vingt-cinq membres de sa commission, le rapport Stiglitz devrait donc détailler « toute une série de pistes ». (…) Même prudence du côté du Conseil économique et social, qui privilégie une approche « tableau de bord » avec une douzaine d’indicateurs, et mise sur le« bilan carbone », qui mesure les émissions de CO2 dues à l’activité humaine.

Mais une batterie d’indicateurs, aussi performants soient-ils, peut-elle rivaliser avec la force symbolique du seul PIB ? Sans doute pas. « Aucun indicateur ne pourra rendre compte de la complexité du réel, dit Patrick Viveret [2]. Un indicateur est un outil pour sensibiliser et alerter : il doit « parler » aux gens afin qu’ils modifient leurs comportements ou acceptent des politiques radicales. » Un point de vue partagé par Dominique Méda [3] : « Il faut choisir un ou deux indicateurs synthétiques capables de concurrencer le PIB. Certes il y a autant de types d’indicateurs que de façons de se représenter une « bonne » société, et la principale critique faite aux propositions alternatives au PIB est leur caractère arbitraire. D’où la nécessité de les choisir grâce à une délibération collective de qualité. » Derrière le débat souvent très technique, se joue une passionnante bataille, philosophique et politique : sur la manière de représenter le « progrès », sur les valeurs de la société que l’on veut se donner. « Un indicateur n’est jamais neutre, insiste Florence Jany-Catrice, il intègre d’énormes options idéologiques. Non seulement il formate une vision du monde mais il tend à transformer la réalité ; parce qu’il induit des politiques et que les énergies finissent par se concentrer et s’adapter à ces informations chiffrées. » Imaginons ainsi une Europe dotée de critères de convergence sociaux et écologiques : il y a fort à parier qu’elle prendrait une direction différente de celle de Maastricht…

Et qui en décidera ? « Un petit groupe de savants, aussi éclairés soient-ils, peut-il déterminer ce qu’est une « bonne » société et choisir les critères pour qualifier et déterminer ses évolutions ? s’interroge Jean Gadrey. Les outils qui nous ont rendus aveugles ont été produits par des économistes. Pour retrouver la vue, on fait appel presque uniquement… à des économistes. » Et à des hommes : sur les vingt-cinq experts de la commission Stiglitz, deux seulement sont des femmes, l’Américaine Nancy Folbre et l’Indienne Bina Agarwal. La première a travaillé sur l’évaluation … des activités domestiques et de soin ! (…)

« On est loin du débat ouvert à tous, tel qu’il a été promis », déplorent Dominique Méda et Patrick Viveret, qui ont constitué en 2008 avec Gadrey, Jany-Catrice [4] et d’autres un Forum pour d’autres indicateurs de richesse (FAIR). (…) Car l’idée de ces indicateurs est d’en faire un outil de délibération collective. Pour aller « au-delà » du PIB, il faut faire fonctionner la démocratie en relation étroite avec l’expertise. »

Extraits de Weronika ZARACHOWICZ, A quand le bonheur intérieur brut ?, Télérama, N° 3101, 17 juin 2009, p. 41, 2,30 €.

Voir Le PIB n’est que la fiche de paie de l’humanité ! et Sommes nous déjà en décroissance ?

Notes

[1] Philippe Le Clézio, rapporteur de la commission du Conseil économique et social

[2] Patrick Viveret, Reconsidérer la richesse, éd. de l’Aube, 2002.

[3] Dominique Méda, Au-delà du PIB. Pour une autre mesure de la richesse, éd. Flammarion, 2008.

[4] Jean Gadrey et Florence JanyCatrice, Les Nouveaux Indicateurs de richesse, éd. La Découverte, 2005.