Ôªø Sornettes - La loi des séries

Sornettes

Vous êtes ici : Accueil du site > Connaissance > La loi des séries
Publié : 5 septembre 2009
Version imprimable de cet article Version imprimable
Format PDF Enregistrer au format PDF

La loi des séries

Vous venez de penser à un ami que vous n’avez pas vu depuis longtemps, et, quelques instants après, à peine, vous le croisez dans la rue. Vous avez remarqué que, cette année, quatre accidents aériens de grande ampleur sont survenus le même mois. Vous apprenez, par ailleurs, que nombre de tueurs en série possèdent sur leur table de chevet un exemplaire de L’Attrape-cœurs de Salinger.

Illustrations de couverture : © Riss & Tignous

La loi des séries : une simple coïncidence ?

Les proverbes constituent une ressource précieuse pour voir comment la logique ordinaire se représente le monde. On parle parfois de sagesse populaire à leur propos et cette expression est souvent justifiée car ils proposent un abrégé de ce que l’expérience nous donne de meilleur : « Ne vends pas la peau de l’ours avant de l’avoir tué » ; « Le mieux est parfois l’ennemi du bien » ; « Ne remets pas au lendemain ce que tu peux faire le jour même » … Que de fois nous éviterions de commettre des erreurs si nous avions toujours à l’esprit cette sagesse populaire ! Pourtant, dans certains cas, le mieux serait de l’oublier, car elle donne de mauvais conseils et ne révèle rien d’autre que certaines des erreurs les mieux partagées. Par exemple, il n’est pas toujours vrai qu’un « tiens » vaille mieux que deux « tu l’auras ». Pire encore, il n’y a aucune raison de croire que lorsque l’on parle du loup, on en voie la queue. Cela voudrait dire implicitement que l’ordre de la nature doit être le même que l’ordre de nos idées, et que si deux choses sont conçues ensemble, c’est qu’elles doivent exister ensemble. Par extension, on a quelquefois pensé qu’une chose qui paraissait miraculeuse devait avoir des propriétés miraculeuses. Au XIXe siècle, dans le nord de l’Italie, par exemple, les habitants eurent la surprise de recevoir du ciel une pluie de corps blanchâtres qui furent reçus comme une manne divine. Un miracle de ce type devait produire des corps aux propriétés non moins miraculeuses. Les habitants s’en repurent tant et si bien, espérant sans doute récolter quelque bénéfice de ce breuvage, qu’il fut très difficile d’en recueillir une quantité suffisante pour procéder à son analyse chimique. Cela fait, la conclusion fut sans doute un peu difficile à avaler pour les bénéficiaires du miracle : il s’agissait d’excréments d’insectes !

Une autre suggestion de la sagesse populaire qu’il vaut mieux éviter de prendre au sérieux est l’idée selon laguelle un malheur n’arrive jamais seul. D’une certaine façon, cette sentence peut être admise si elle signifie qu’affaiblis par un échec, nous avons des chances d’aller à la rencontre d’autres échecs en baissant les bras et en nous laissant aller. Mais la plupart du temps, ce proverbe renvoie à une autre idée, il nous met en garde contre de prétendues périodes de chance ou de malchance. Pourquoi de telles périodes de malchance ? Les raisons qui pourraient être invoquées sont diverses : atmosphère astrale défavorable, épreuve envoyée par les dieux … mais elles demeurent généralement impensées ou, au minimum, implicites. Il n’y a pas beaucoup plus de justifications à la maxime « Jamais deux sans trois », par exemple. Comme le précédent, ce proverbe révèle la croyance commune en ce gu’on appelle la loi des séries. Une loi qui semble toujours d’actualité et qui est sans cesse évoquée jusque dans les médias les plus officiels, quelquefois de façon plaisante lorsque les médias espagnols ont évoqué la défaite de leur équipe nationale en huitième de finale de la Coupe du monde de football 2006 en Allemagne face à l’équipe de France. Quelquefois de façon dramatique lorsque cette loi fut invoguée pour rendre compte des blessures et des morts provoquées par des chiens au cours du mois de juin 2006. Ou encore lorsque le 50e anniversaire de l’US Air Force, en 1997, fut marqué par une série d’accidents qui ont provoqué 16 morts en quelques jours.
D’une façon générale, elle rend compte de l’impression souvent partagée que certains événements surviennent de façon « groupée » dans le temps (accidents d’avion, catastrophes naturelles, etc.).

C’est une loi mystérieuse dont on entend toujours parler sans qu’elle soit clairement définie, mais qu’on pourrait formuler ainsi : les événements du même type ont une probabilité d’apparition qui excède ce que permet de pronostiquer le hasard. (…)
Tout d’abord, il faut bien dire gue certains phénomènes surviennent, en effet, de façon groupée sans que cela ne doive rien au hasard. Les accidents de voiture mortels ont beaucoup de chances de survenir « par salve" lors des grands départs en vacances. Les accidents dus aux bizutages ont des chances de survenir plutôt en automne, les noyades d’enfants en période estivale, etc. Nous pouvons constater qu’ils surviennent « en série » et trouver cela mystérieux. Mais notre étonnement montrera seulement que nous négligeons gue le nombre d’occurrences d’un phénomène est variable au cours du temps et que certaines de ses manifestations les plus malheureuses seront variables elles aussi. En d’autres termes, plus il y a de joueurs à la loterie, et plus grandes sont les chances qu’il y ait des gagnants.

http://www.buvettedesalpages.be/palouma/

Ensuite, certains événements attirent l’attention des commentateurs, des journalistes en particulier, de sorte que certaines périodes seront propices à un examen soutenu de certains phénomènes. Ceux-ci ne varient pas en importance, mais, examinés à la loupe, ils peuvent donner l’impression d’être plus fréguents à un moment précis. Par exemple, s’il survient un incident particulièrement grave dans un collège, opposant un élève à un enseignant, les commentateurs porteront, dans les semaines qui suivront, une attention particulière à toute forme de violence scolaire, ce qui pourra donner l’impression que ces violences surviennent groupées, alors qu’en réalité elles existent tout au long de l’année. On pourrait en dire autant de phénomènes comme le suicide des policiers, etc. Certains phénomènes peuvent même demeurer parfaitement invisibles parce qu’ils ne suscitent aucun commentaire ; ce fut longtemps le cas des maladies nosocomiales, celles gue l’on contracte dans les milieux hospitaliers. Pour résumer, la représentation que nous pouvons avoir de la fréquence de certains événements, et donc de l’existence d’une loi des séries, est conditionnée par les informations qui nous parviennent. Enfin, les commentaires à propos d’un phénomène social peuvent susciter des vocations. Certains événements qui arrivent « en série » le doivent beaucoup au fait gu’ils furent inaugurés par un acte qui provoqua les commentaires des médias. Ce type de traitement médiatique élargit mécaniguement les rangs des candidats à la reproduction de l’événement.
Certaines manifestations de ce que l’on appelle, un peu rapidement, la loi des séries ne peuvent être expliquées par aucun de ces phénomènes, elles relèvent plutôt d’une mauvaise perception des phénomènes aléatoires. (…)

(Deux processus cognitifs peuvent être à l’œuvre dans cet égarement de la pensée et nous poussent à croire que : )

- L’aléatoire est « équitable » :
L’idée d’un hasard juste est très ancrée en nous, car elle correspond à ce que nous croyons savoir du hasard. Elle inspire toutes sortes de martingales aux joueurs de casino, raison pour laguelle on l’appelle parfois « sophisme de Monte-Carlo ». (…)
Dans un jeux de pile ou face, après plusieurs « pile » de suite par exemple, pourquoi est-il faux de croire, dans ce cas, que face a plus de chances de sortir que pile ? Tout simplement parce que la probabilité liée à cet événement (pile ou face) est indépendante de celle de ceux qui l’ont précédé. En d’autres termes, quand bien même aurait-on obtenu face mille fois de suite, pile n’aurait qu’une chance sur deux de sortir lors du prochain jet, ni plus ni moins que lors du premier. C’est une vérité scandaleuse pour la logique ordinaire, car tout se passe comme si nous adhérions à l’idée qu’il y a quelque chose d’une justice immanente dans le hasard.

- L’aléatoire est hétérogène :
Nous avons tendance à croire que le hasard est hétérogène. Or, cette croyance nous fait juger étranges certains événements qui adviennent parfois groupés. On évoquera facilement la loi des séries, par exemple, lorsque plusieurs accidents d’avions surviennent le même mois. Cela peut nous donner l’impression que ces événements, apparemment indépendants, sont obscurément liés, dans l’ombre de la mystérieuse loi. Nous trouverions plus normal que ces événements tragiques surviennent tout au long de l’année répartis de façon équitable.

La négligence de la taille de l’échantillon

 © AJECTA

Le train Amtrak Silver Meteor reliant Miami à New York a été victime, en 1983, d’une incroyable série d’accidents. En effet, dans la nuit du 24 au 25 août, sa route a été interrompue à plusieurs reprises. D’abord à 19 h 40 par le suicide d’une malheureuse, qui s’est donné la mort en se jetant du haut d’un pont à Savannah (Géorgie) ; ensuite à 21 h 30 et à 1 h 10, en raison d’accidents impliquant à chaque fois un camion ; enfin à 2 h 37, à Kenly (Caroline du Nord), à la suite d’une collision avec une voiture. Plusieurs dizaines de blessés pour un train qui n’atteignit jamais sa destination (il fut finalement annulé), tel est le bilan calamiteux de l’Amtrak Silver Meteor. Présenté comme cela, cet exemple est de nature à vous faire croire qu’il existe des moments qui sont véritablement maudits. Reconnaissons sans discuter que ce qui est arrivé à ce train dans la nuit du 24 au 25 août est exceptionnel ; c’est pour cette raison, d’ailleurs, que sa mésaventure a fait le tour du monde. Seulement, celle-ci n’est exceptionnelle que parce qu’elle est considérée dans son unicité. En voyant les choses ainsi, nous nous rendons victimes de ce que l’on peut appeler l’erreur de négligence de la taille de l’échantillon.

Cette erreur de raisonnement se manifeste lorsque nous sommes confrontés à un événement improbable en soi, mais issu d’un nombre d’occurrences immense. Nous avons, dès lors, l’impression qu’il est extraordinaire, puisque nous ne pouvons, ou ne voulons pas, considérer la nature de la série dont il est issu. Il y a des coïncidences qui nous paraissent donc tellement prodigieuses que nous jugeons raisonnable de ne pas les attribuer au hasard. Le problème est qu’un phénomène peut être extraordinaire (car caractérisé par une probabilité faible d’apparition) et cependant le résultat du hasard, s’il est issu d’un très grand nombre d’occurrences. (…)

Revenons à présent au malheureux parcours de l’Amtrak Silver Meteor. Lorsque nous considérons cet événement, nous l’isolons naturellement de la famille d’événements de laquelle il est issu, c’est-à-dire de l’ensemble des voyages en train réalisés de par le monde. Or, le nombre de ces événements est si important qu’il est probable que l’un d’entre eux réalise parfois l’improhable. Un calcul exact ne peut sérieusement être mené ici mais, pour préciser mon idée, je dirai ceci : si l’on rapportait les probabilités de chances de la mésaventure de l’Amtrak Silver Meteor, qui sont évidemment très faibles (supposons une chance sur cent millions), au nombre de voyages effectués en train de par le monde, on en déduirait, par le calcul, que le fait qu’un tel événement se soit produit dans l’histoire ferroviaire n’est rien moins que banal, car il y a des millions de voyages en train chaque année, et a fortiori depuis que le chemin de fer existe. Que cette histoire soit parsemée de singularités de ce genre ne peut étonner que l’esprit qui est victime de la négligence de la taille de l’échantillon. (…)

Extraits de Gérald BRONNER, Coïncidences, Nos représentations du hasard, Éditions Vuibert, 2007, p. 11 et suivantes, 16 €.