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Publié : 13 juin 2010
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Jacques A. Bertrand, Mariages blancs

Editions Julliard

Ma première maîtresse était blonde, soyeuse, pleine, affectueuse, et ce que j’apercevais de sa poitrine veloutée, lorsqu’elle se penchait sur moi pour m’embrasser, dans un nuage parfumé, n’était rien d’autre que ma conception du paradis. Elle était malheureusement mariée au facteur, un individu patibulaire à képi, qui venait me l’arracher tous les jours, en fin d’après-midi. Et je restais seul avec ma grand-mère, à la sortie de cette minuscule école maternelle. Bien sûr, on irait acheter une barquette aux marrons chez Mourier, mais, à trois ans et demi déjà, on sent bien que ce genre de chose un peu trop sucrée n’est qu’un ersatz de bonheur …
On fait très tôt l’expérience de l’état de manque.
On n’a jamais tout pour être heureux.

]’ai poursuivi longtemps des sourires de femmes et des poitrines veloutées, des seins comme des oiseaux nichés dans des dentelles ou comme de lourdes grappes mûries dans les vignes célestes. (…)
La semaine qui précéda ma communion solennelle, je fus un retraitant exemplaire. (…)
Le curé qui présidait à la préparation au sacrement nous avait ordonné un jeûne complet en dehors des repas. Ni bonbons, ni biscuits. Ma mère avait glissé dans mon sac un paquet de galettes et j’avais eu le tort d’en informer mes condisciples. Dès l’extinction des feux, tout le dortoir se rua sur mon lit pour la distribution. Lorsque le curé se pointa par surprise, tout le monde était en train de grignoter, on aurait cru entendre une assemblée de souris dans une caisse de pain sec … L’interrogatoire se déroula comme prévu : C’est pas nous, mon père, c’est Anatole ! L’homme d’Église prit un air de grand inquisiteur et je me crus promis au bûcher. Seulement, je n’avais pas mangé de galette. Je n’avais pas cru devoir en refuser aux autres, mais j’avais adopté cette attitude héroïque, j’avais résisté à la tentation, ou bien je n’en avais pas eu le temps, ou bien il n’en restait plus …

Pendant tout le restant de la semaine je fus cité en exemple et, le dimanche suivant, c’est avec l’intime conviction de ma propre sainteté que je m’avançai dans la nef centrale, en aube blanche de location, une croix de bois sur la poitrine et un cierge à la main… Le Seigneur m’appelait. C’est alors que je la vis.
Dans la procession des filles, à ma hauteur, une petite brune me souriait au-dessous de son voile immaculé. D’un sourire comme une porte d’or s’ouvrant sur un univers inconnu aux perspectives insoupçonnées, à des années-lumière du monde étriqué que je croyais avoir déjà exploré.
Bien sûr, à cause de l’évêque et de la musique d’orgue, du repas de fête et des cadeaux, je me devais de tenir consciencieusement, devant la sainte famille réunie, le rôle édifiant de sanctifié du jour.
Mais j’avais reçu l’initiation juste avant le sacrement … Mon cœur avait raté deux ou trois battements et je ne m’en suis jamais remis. (…)

À la confession qui avait précédé la cérémonie, je m’étais inventé toutes sortes de péchés, pour faire sérieux. Mais j’étais encore novice en matière de péchés, je ne parvenais pas à les décrire avec suffisamment de précision.
- Est-ce que tu as eu de mauvaises pensées ?
- Oui, mon père.
- Lesquelles ?
- …
J’étais encore tout à fait incompétent en matière de mauvaises pensées. Pourtant je venais de commettre ma première grande faute : j’avais commencé à espérer le paradis sur terre.

Extrait de Jacques A. BERTRAND, Mariages, Éditions Julliard, 2010, p. 9, 15 €.

Autre extrait de Jacques A. BERTRAND, Les autres, c’est rien que des sales types, Le Touriste.