Ôªø Sornettes - Alain BADIOU - De quoi Sarkozy est-il le nom ?

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Publié : 2 novembre 2008
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Alain BADIOU - De quoi Sarkozy est-il le nom ?

(…) Cette fois-ci l’affect collectif qui projette en avant une sorte de comptable bourré de tics, maire de la ville où se concentre toute la richesse héréditaire, en outre visiblement inculte, pourrait être appelé, comme sous la Révolution française, « la grande peur ". (…)

Alain BADIOU

Les élections auxquelles l’État nous convoque sont en effet dominées par l’enchevêtrement contradictoire de deux types de peur.

Il y a d’abord la peur que je dirais essentielle, celle qui caractérise la situation subjective de gens qui, dominateurs et privilégiés, sentent que ces privilèges sont relatifs et menacés, et que leur domination n’est peut-être que provisoire, déjà branlante. En France, puissance moyenne dont on ne voit pas que l’avenir puisse être glorieux - sauf si elle invente la politique qui soustraira le pays à son insignifiance et en fera une référence émancipatrice planétaire -, l’affect négatif est particulièrement violent et misérable. Il se traduit par la peur des étrangers, des ouvriers, du peuple, des jeunes des banlieues, des musulmans, des noirs venus d’Afrique … Cette peur, conservatrice et crépusculaire, crée le désir d’avoir un maître qui vous protège, fût-ce en vous opprimant et paupérisant plus encore. Nous connaissons les traits de ce maître aujourd’hui : Sarko, un flic agité qui fait feu de tout bois, et pour qui coups médiatiques, financiers amicaux et magouilles de coulisse sont tout le secret de la politique. Avec ce Napoléonle-très-petit, face aux périls internes dont la peur fait tout le réel, l’État finit par prendre la forme unilatérale que déjà Genet lui donnait dans sa pièce Le Balcon, celle du préfet de police, dont le costume rêvé est un gigantesque chibre [1]en caoutchouc. Il n’y a dès lors nul paradoxe à ce que Sarkozy, personnage minuscule en communication directe avec les sondages les plus bas, se soit haussé jusqu’à la profonde pensée selon laquelle la pédophilie est une tare génétique, et lui un hétérosexuel de naissance.(…)

Edward Munch : « Le Cri »

Ce qui fait face électoralement à la peur primitive n’est pas, comme il le faudrait, une affirmation claire, hétérogène par principe aux variations sur un thème policier. C’est au contraire une autre peur : la peur que la première peur provoque, pour autant qu’elle convoque un type de maître, le flic agité, que le petit-bourgeois socialiste ne connaît pas et n’apprécie pas. C’est une peur seconde, une peur dérivée, dont, à vrai dire, au-delà de l’affect, le contenu est indiscernable. Massivement, ni les uns ni les autres, ni les UMP de base, ni les militants socialistes, n’ont la moindre vision positive au regard de l’effet massif du capitalisme déchaîné. Aucun n’affirme qu’il y a un seul monde, contre la division, externe et interne, que ce capitalisme mondialisé propage. En particulier, aucune alliance avec les persécutés, avec les habitants de « l’autre » monde, n’est proposée par le parti socialiste. II envisage seulement d’engranger les douteux bénéfices de la peur de la peur.

Pour les deux camps électoraux, en vérité, le monde n’existe pas. Sur des questions comme la Palestine, l’Iran, l’Afghanistan (où des troupes françaises sont engagées), le Liban (où il en va de même), l’Afrique, où nos gesticulations militaires fourmillent, il y a consensus total, et du reste, nul n’envisage d’ouvrir sur ces questions de guerre ou de paix la moindre discussion publique. Pas non plus la moindre mise en cause sérieuse des lois scélérates votées, jour après jour, contre les ouvriers sans papiers, les jeunes des quartiers pauvres et les malades insolvables. Puisqu’on est peur contre peur, nous devons comprendre que les seules interrogations émouvantes sont du type : doit-on avoir plus peur du balayeur tamoul que du flic qui le pourchasse ? Ou : le réchauffement de la planète est-il ou non plus périlleux que l’arrivée de cuisiniers maliens ? Ainsi va le cirque électoral. (…)

La dialectique ultime est celle de la peur et de la terreur. Virtuellement, un État légitimé par la peur est habilité à devenir terroriste.
Y a-t-il un terrorisme contemporain, une terreur démocratique ? Pour l’instant c’est rampant. Il s’agit de trouver les formes démocratiques d’une terreur d’État à hauteur de la technique : radars, photos, contrôle de l’Internet, écoutes systématiques de tous les téléphones, cartographie des déplacements … Nous sommes dans un horizon étatique de terreur virtuelle, dont le mécanisme capital est la surveillance, et de plus en plus la délation. (…)

Cette peur primitive est centrée sur les boucs émissaires traditionnels, les étrangers, les pauvres, les pays lointains auxquels on ne veut pas ressembler. Elle a longtemps été rassemblée et emblématisée dans le vieux discours de Le Pen et du Front national, dans un style pauvre, celui des revanchards du pétainisme. (…)
Disons seulement que le « pétainisme » analogique d’aujourd’hui consiste à soutenir que les Français n’ont qu’à accepter les lois du monde, le modèle yankee, la servilité envers les puissants, la domination des riches, le dur travail des pauvres, la surveillance de tous, la suspicion systématique envers les étrangers qui vivent ici, le mépris des peuples qui ne vivent pas comme nous, et qu’alors tout ira bien. Le programme de Sarkozy, c’est travail, famille, patrie. Travail : si vous voulez gagner quelques sous, faites jusqu’à plus soif des heures supplémentaires. Famille : abolition des droits de succession, perpétuation des fortunes héréditaires. Patrie : bien que rien ne la signale aujourd’hui à l’admiration des foules que de piètres peurs, la France est formidable, il faut être fier d’être français. (…)

Un symptôme très important du verrouillage et de la désorientation, ce sont les transfuges venus de la gauche qui galopent vers le sarkozysme. À peine a-t-il été élu, l’agité de Neuilly, que nous voyons des rats « de gauche », ou présumés tels, qui courent partout. Les navires du vieux monde sont abandonnés de tous côtés, des consultations très étranges se déroulent dans la coulisse. (…)
Il faut reconnaître à Sarkozy une profonde connaissance de la subjectivité des rats. Il les attire avec virtuosité. Peut-être a-t-il été rat lui-même ? En 1995, quand, trop pressé d’en venir aux choses ministérielles sérieuses, il trahi Chirac pour Balladur ? En tout cas, trouvant les usages d’État de la psychologie du rat, il mérite un nom psychanalytiquement fameux. Je propose de nommer Nicolas Sarkozy « l’homme aux rats ». Oui, c’est juste, c’est mérité. (…)

C’est le moment de revenir sur cette histoire de Mai 68. (…) Qu’est-ce qu’il sait que nous ne savons pas, lui, l’homme aux rats, et qui le pousse à considérer que l’objectif fondamental de son action est de terminer Mai 68 en mai 2007, quarante ans après ? Pour l’homme aux rats, Mai 68 est encore et toujours là, c’est un fait. En voilà une bonne nouvelle ! Espérons qu’elle est vraie, que Mai 68 vit encore dans les esprits et dans les situations présentes ou à venir. (…)

Et la violence contre Mai 68 cherche à préserver l’hégémonie sans réserve du « service des biens ». Comme nous le savons, le service des biens c’est le service de ceux qui ont des biens. La fameuse escapade de Sarkozy sur un yacht de milliardaire - juste après les beuveries mondaines au Fouquet’s le soir de sa victoire -, n’est pas du tout une faute, un impair, comme on l’a parfois présentée. Certes, il est allé voir et remercier ses commanditaires, ses parrains, les gens de la haute finance dont il est le vassal. Mais il a surtout déclaré à tout le monde que ce serait désormais comme ça : il n’y a rien de mieux que le gain personnel, tout est désormais sous la règle du service des biens. C’est la seule règle de ce monde, que constitue de part en part la circulation des capitaux. Qu’avez-vous à dire là-contre ? Quiconque n’a pas un point réel, en exception justement de la règle, un point au nom duquel il parle universellement de façon désintéressée, n’a rien à répondre. Si le service des biens est la loi du monde, pourquoi n’en être pas pénétré ? Sarkozy a symboliquement montré qu’il se servait en servant ceux qui ont des biens, que c’était pour ça qu’on l’avait élu, qu’une masse de nigauds l’avait élu. Quant à ceux qui ne sont pas en état de se servir en servant le service des biens, tant pis pour eux. Ils n’avaient qu’à refuser que le service des biens soit la maxime du monde. Ils n’avaient qu’à s’abstenir de voter, singulièrement de voter pour l’homme aux rats. (…)

Extraits de Alain BADIOU [2], De quoi Sarkozy est-il le nom ?, Circonstances, 4, Nouvelles Éditions Lignes, 2007, 14 €.

Voir aussi : Marc Alpozzo, La fin des beaux jours, Sarkozy : un caïd de sous-préfecture, Sarkozy dans le droit-fil du Conseil national de la Résistance..., Le président des riches et Le bètisier de Monsieur le Président de la République Nicolas Sarkozy.

Notes

[1] chibre, mot masculin familier : pénis. Ah ce qu’il est beau mon chibre , Quand il est à l’air libre. (Pierre Perret, « Mon chibre. »).

[2] Alain Badiou, écrivain, philosophe, professeur de philosophie à l’École Normale Supérieure, Wikipedia.