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Publié : 26 mars 2010
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Le bluff de la vidéosurveillance

Censées lutter contre la délinquance, les caméras de surveillance prolifèrent dans l’Hexagone. Or, le flot d’images qu’elles diffusent est humainement impossible à regarder ! Et l’analyse automatique reste expérimentale. Mise au point.

Caméras à Paris

Pour faire baisser le taux de criminalité en France, le gouvernement a tranché : la vidéosurveillance se trouve désormais au premier rang des dispositifs à développer pour lutter contre la délinquance. Et les moyens semblent à la hauteur de cette décision puisqu’en 2009, l’essentiel des 37 millions du « Fonds interministériel de prévention de la délinquance » a été dédié à cet arsenal technologique que les Etats plébiscitent de plus en plus, Grande-Bretagne en tête. Avec un objectif concret : tripler dans l’Hexagone le nombre de caméras observant directement la voie publique d’ici à 2011. Sachant que, selon le recensement effectué par le Comité de pilotage stratégique pour le développement de la vidéoprotection, dépendant du ministère de l’intérieur, ce nombre s’élevait à 22 000 fin 2009 (sans compter les dizaines de milliers de caméras installées dans les lieux fermés comme les halls de gares, les magasins, les musées … ). L’objectif est d’en installer 40 000 en plus. Déjà, les autorisations préfectorales d’installation de caméras sont en forte hausse. Et si Paris donne le la, la préfecture de police prévoyant 1 000 caméras supplémentaires d’ici à 2012, contre 293 aujourd’hui, le mouvement ne concerne pas que les départements urbanisés : le nombre de caméras dans le Doubs a augmenté de 173 % de 2007 à 2009, passant de 487 à 1 331 !

Au mieux, 3 % des images sont surveillées…

Sauf que cet emballement, au-delà des questions éthiques qu’il peut susciter, pose une question simple : qui regardera concrètement les images que toutes ces caméras vont produire en masse ? Comment les délits filmés en direct pourront-ils être visionnés et analysés en temps réel, justifiant dès lors des interventions, sous l’autorité de la commune, de la police ou de la gendannerie ? La réponse à cette question est non moins simple : la quasi-totalité des images enregistrées ne seront jamais visionnées … faute d’un nombre suffisant de personnes en mesure de suivre leur prolifération. Ironiquement, la vidéosurveillance risque bien d’être laissée sans surveillance ! Surtout que les techniques de reconnaissance automatique des événements sont si peu au point que ce n’est pas demain qu’elles remplaceront l’œiI humain. Voilà qui éclaire d’un jour nouveau le débat sur l’efficacité de la vidéosurveillance. D’autant que son effet dissuasif ou son aide à l’élucidation des affaires, via l’enregistrement des images, ne sont pas démontrés.

Du reste, d’ores et déjà, la plupart des images envoyées dans les salles de contrôle par les caméras filmant la voie publique ne sont pas surveillées. Dominique Legrand, président de l’Association nationale des villes vidéosurveillées, qui rassemble élus, experts et entreprises de vidéosurveillance, le reconnaît : « On sait qu’un œil humain n’appréhende correctement une situation grave que sur 6 ou 8 moniteurs, grand maximum. Dans le cas des villes de plus de 100 000 habitants, qui ont 50, 100, voire 200 caméras, on a en général un ou deux opérateurs. A Lyon, par exemple, il y a 2 opérateurs pour 200 caméras. A Paris, on doit être proche d’un opérateur pour 100 à 150 caméras. » Le calcul est ici vite fait : il y a déjà 10 à 20 fois plus d’écrans à surveiller que ce que les opérateurs peuvent faire.

Le Royaume-Uni, bastion historique de la vidéosurveillance, n’échappe pas à cette situation un tantinet ubuesque : une étude publiée en 2007 indiquait qu’il y a entre 4 et 10 fois moins d’écrans dans les salles de visionnage que de caméras dans la ville … Estimant qu’un opérateur ne peut efficacement surveiller plus de 4 écrans à la fois, et non 8 comme Dominique Legrand le prétend, les auteurs de l’étude estiment qu’en moyenne, pour une installation typique, de celles constatées majoritairement sur le terrain de 100 caméras et trois opérateurs - meilleure que les exemples lyonnais et parisien actuels, donc -, c’est au mieux 3 % des images reçues qui sont surveillées.

30 000 opérateurs pour être efficace !

Et le déséquilibre ne peut que s’aggraver avec la multiplication prévue des caméras. En partant du principe qu’un opérateur ne peut surveiller plus de 8 écrans à la fois, et qu’il faut 6 personnes par poste pour assurer une surveillance 7 jours sur 7, 24 heures sur 24 (en tenant compte des congés, de l’horaire maximum hebdomadaire, etc.), il faudrait alors embaucher environ 30 000 opérateurs pour que soient en permanence surveillées les 40 000 caméras qui seront installées en France d’ici à 2011. Ce qui n’est pas à l’ordre du jour, tant au niveau de l’Etat que des collectivités locales … Comme l’admet Philippe Melchior, président du Comité de pilotage stratégique pour le développement de la vidéoprotection, « on est devant un problème important d’économie de personnel ».

La solution idéale pour palier ce déficit chronique d’yeux aurait été de confier ces avalanches d’images à des machines. L’idée est des plus séduisantes : limiter le nombre d’écrans actifs dans une salle de contrôle à ceux sur lesquels est en train de se produire un événement significatif, celui-ci ayant été étiqueté comme tel par un logiciel d’analyse de flux vidéo en temps réel, l’opérateur n’ayant plus qu’à vérifier si l’événement détecté mérite une alerte. En soi, le principe de l’analyse automatique d’images n’offre pas de vraie complexité. La plupart des systèmes actuellement développés reposent sur la distinction entre l’arrière-plan et les éléments mobiles qui la traversent régulièrement : les logiciels gardent en mémoire l’image qui leur est présentée comme étant la scène de fond (un parking, par exemple), et la comparent avec chaque image nouvellement filmée (l’arrivée d’un véhicule, etc.), les points de l’image qui diffèrent étant assimilés à des objets nouveaux, dont le temps de présence, la trajectoire, la forme ou la couleur peuvent servir à établir des alertes de franchissement (par exemple, tel objet de telle forme n’a pas le droit de se trouver dans telle zone de la scène de fond), à comptabiliser un nombre de passages, à suivre la trajectoire d’un ou plusieurs objets, etc.

Dans le principe, c’est l’idéal. Et cela fonctionne même plutôt bien … dans certains cas. Ainsi la détection automatique d’incident (DAI) est-elle efficace, notamment dans les tunnels routiers. Un véhicule sur une voie d’arrêt d’urgence, un départ d’incendie … peuvent être automatiquement détectés par une caméra sans trop de difficulté. Mais les scènes de la vie quotidienne sont autrement plus compliquées. « La vidéosurveillance intelligente, c’est LE challenge en 2010 !, s’exclame d’ailleurs Dominique Legrand. Sauf qu’on est très en retard, par rapport à la DAl. Car il faut décrire en termes informatiques ce qu’il faut détecter. Or, la question se résume, pour aller vite, à « c’est quoi un méchant, dans la rue ? » Voilà qui est très difficile à coucher sur papier ! » (…)

Comment remédier alors au paradoxe de la vidéosurveillance ? Au Royaume-Uni, la société Internet Eyes propose une solution pour le moins radicale : diffuser sur Internet en temps réel les images produites par les caméras et demander aux internautes de cliquer aussitôt qu’un événement mérite d’être signalé. Avec même, pour les meilleurs « surveillants », un lot d’environ 1000 euros à se partager chaque mois. D’après la société, qui revendique déjà quelques milliers d’abonnements, cette technologie, elle, est au point. Oui, mais face au tollé des associations de défense des libertés et à la difficulté des concepteurs de ce « Big Brother » grandeur nature de se conformer à la loi, notamment sur le respect de l’anonymat des personnes filmées, il est probable que l’initiative fera long feu. Elle illustre cependant l’impasse dans lequel s’enfonce la vidéosurveillance : des dizaines de milliers de caméras filmeront bientôt la voie publique en temps réel, mais personne ne sera devant les écrans pour surveiller ces images…

Extraits de François LASSAGNE, Le bluff de la vidéosurveillance, Science & Vie, avril 2010, N° 1111, p. 82, 4,20 €.