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Les catastrophes en chaîne qui viennent de frapper le Japon rappellent à quel point les sociétés contemporaines sont vulnérables aux risques. Pourtant, tremblement de terre et tsunami d’un côté, accidents nucléaires de l’autre, sont-ils des menaces du même ordre ?
Certainement pas, si l’on suit le sociologue britannique Anthony Giddens [1], pour qui il importe de distinguer entre deux catégories de risques. Les sociétés prémodernes, explique-t-il, ne connaissaient que des risques qu’il qualifie d’ « externes », parce que liés à des menaces que la nature faisait peser sur l’humanité de l’extérieur (intempéries, épidémies, inondations, séismes … ).
Dans nos sociétés industrialisées, en revanche, se développent des risques que Giddens appelle « fabriqués » (manufactured). Leur spécificité est d’être liés aux conséquences des actions que les humains mènent par rapport à la nature. Typiquement, il s’agit des risques d’apocalypse nucléaire ou liés à la pollution industrielle et au réchauffement de la planète. Ces risques-là sont par définition inconnus : nous n’en avons jamais fait l’expérience auparavant puisque c’est nous-mêmes qui sommes en train de les créer par notre action collective. Nous sommes donc incapables d’en estimer l’ampleur et la gravité et même d’en comprendre la véritable nature. A fortiori, nous avons du mal à y faire face comme il le faudrait ! Résultat : nous avons tendance à les traiter comme « externes ». Ce qui est rassurant intellectuellement, mais totalement trompeur.
Giddens s’inspire des travaux du sociologue allemand Ulrich Beck [2] qui avait montré, au milieu des années 1980, que les sociétés modernes ont en propre de générer par elles-mêmes des risques. Selon Beck, le facteur le plus déterminant dans cette prolifération des risques est leur invisibilité, qui entraîne leur non-prise en compte. Cette cécité résulte du fait que la culture de la réussite matérielle nous pousse à nous focaliser quasi exclusivement sur les richesses perceptibles qui s’offrent à nous. Nous sommes ainsi prêts à négliger ou à nier les dangers liés à une nouvelle forme d’activité productive, pourvu que celle-ci augmente notre confort ou réponde à un besoin. Ce que le sociologue résume par cette formule : « Le caractère tangible des besoins supprime la perception des risques. » Tout le problème étant qu’il ne supprime pas les risques eux-mêmes !
Pour Beck, comme pour Giddens, les risques « fabriqués » appellent un nouveau type de conscience réflexive grâce auquel l’homme se reconnaît comme responsable ultime des malheurs et des dommages qu’il s’inflige. Il faut pour cela quitter la vieille mentalité des sociétés prémodernes, qui attribuait à la nature la source des menaces pesant sur l’humanité. Nous sommes évidemment encore loin d’avoir réussi une telle révolution culturelle et il n’est même pas sûr que nous y parviendrons à temps : c’est-à-dire avant que les risques que nous aurons fabriqués de nos propres mains ne nous condamnent à mort, d’une manière beaucoup plus certaine et efficace que ne pourrait le faire dame Nature.
Cyril LEMIEUX , Japon : réflexion sur les risques, Alternatives Économiques, n° 301, avril 2011, p. 77, 3,80 €.
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Dernière mise à jour : dimanche 25 septembre 2011