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Publié : 14 février 2007
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Internet, média de la liberté absolue

Eric Klinenberg, « Les bénéficiaires inattendus du miracle Internet »

ON A TENDANCE À IDENTIFIER INTERNET À UN MÉDIA DE LA LIBERTÉ ABSOLUE, PARCE QU’IL PERMETTRAIT ENFIN À CHACUN - À CONDITION D’APPARTENIR AUX CATÉGORIES AISÉES DU MONDE RICHE - DE RECEVOIR DE L’INFORMATION SUR MESURE ET DE DIFFUSER EN RETOUR, VERS LA PLANÈTE TOUT ENTIÈRE, DES NOUVELLES ET, SURTOUT, DES COMMENTAIRES PERSONNELS. LE MÉDIA IDÉAL EN QUELQUE SORTE, QUI LIBÈRE DES TENTACULES DE LA PROPAGANDE ET DE L’ ARGENT… VRAIMENT ?

Dessin de Selçuk

(…) Assurément, une prolifération de contenus a transformé le fonctionnement des médias. Mais on ne peut pas s’en tenir à cet énoncé. Car, selon le Centre pour l’avenir numérique de l’université de Californie du Sud, 21 % de la population américaine n’a pas utilisé Internet une seule fois en 2005, et 33 % ne dispose pas d’une connexion à domicile. Enfin, parmi ceux qui en sont pourvus, moins de la moitié profitent du haut débit, qui permet d’accéder facilement aux fichiers audio et vidéo.

Ce n’est pas seulement que les personnes disposant de revenus importants et d’un bon niveau d’instruction sont plus susceptibles d’avoir recours à Internet. C’est aussi qu’ils sont plus aptes à s’en servir et donc plus capables d’accéder en ligne aux dernières nouvelles, à la documentation et aux services disponibles. A taux de connexion identiques, les titulaires de diplômes et de bons salaires trouvent plus facilement l’information et le divertissement qu’ils cherchent sur Internet, tandis que les personnes moins instruites et moins aisées ont tendance à limiter leur navigation aux sites conmerciaux et à ceux des grands médias.

INTERNET n’est donc pas aussi omniprésent que le clament les patrons de conglomérats favorables à une concentration plus grande de la propriété des stations et des chaînes. Au demeurant, la Toile n’est pas aussi fiable que le prétendent ses partisans en matière de traitement de l’actualité locale. (…) Et, même en situation ordinaire, on ne compte plus les nouveaux sites qui enrichissent l’offre locale d’information. Toutefois, les discours convenus sur l’essor révolutionnaire d’un journalisme de terrain pratiqué par une infinité de «  blogueurs » menacent de dissimuler que les multinationales de la communication convergent vers Internet pour y amplifier leur voix et leur pouvoir. L’idée selon laquelle les nouvelle technologies de l’information auraient rendu caducs les risques de concentration constitue le mythe principal et le plus dangereux de l’ère numérique.

Selon le « Rapport sur les médias 2006 » du Project for Excellence in Journalism (PEJ), « Internet a longtemps été caractérisé par le nombre illimité de ses nouveaux sites d’un bout à l’autre du spectre des opinions politiques. Toutefois, les sites les plus populaires sont associés aux groupes de médias les plus puissants. Parmi les vingt sites les plus visités en 2005, d’après l’indice Nielsen-Net, dix-sept étaient liés à des groupes d’information traditionnels, c’est-à-dire produisaient l’essentiel de leur contenu mis en ligne pour des quotidiens, des chaînes de télévision ou des magazines ». En décembre 2005, les chiffres étaient d’ailleurs les suivants (mesurés en termes de visiteurs uniques) : Yahoo News : 24,6 millions ; MSNBC : 22,9 millions ; CNN : 20,9 millions ; AOL : 14,7 millions ; Internet Broadeasting Systems (IBS, qui rediffuse sur Internet des sujets produits pour les principales chaines de télévision) : 12,9 millions ; Gannett : 11,5 millions ; New York Times : 10,9 millions ; Tribune Newspapers : 10,5 millions ; Knight Ridder digital : 9,9 millions ; USA Today : 9,9 millions.

(…) M. Gene Kimmelman, directeur de l’Union des consommateurs, résume : «  Internet est une source d’information magnifique. Un petit nombre de consommateurs en dépendent. Mais quand la FCC leur a demandé où ils allaient, la moitié ont répondu : « télévision. com ». Ensuite, le nombre le plus important a choisi ’presse écrite. com ". Ils dépendent donc des mêmes sources d’information, certes avec une nouvelle technologie et un nouveau médium, mais cela n’apporte guère plus de diversité d’opinions. »

Les grandes entreprises de médias, qui ont conçu des plans sophistiqués pour orienter le trafic Internet vers leurs sites, sont infiniment moins entreprenantes en matière d’enquêtes originales, en particulier au niveau local. L’essentiel de leurs contenus se résume à la reprise ou à la réécriture de dépêches d’agence ou de points de vue déjà publiés ailleurs. Les journaux eux-mêmes utilisent plus souvent la Toile pour rediffuser leurs articles qu’ils ne proposent des contenus interactifs ou des produits multimédias.

Quant aux nouveaux venus, comme Yahoo, AOL ou IBS, ils dépendent presque exclusivement des informations produites par les autres médias. Les petits textes sans saveur des agences, comme aux Etats-Unis l’Associated Press et Reuters, représentent ainsi près des trois quarts des contenus d’ABC.com et près des trois cinquièmes de ceux de Fox.com et de MSNBC.com. Même des entreprises de presse aussi réputées que le New York Times et le Washington Post font un usage intensif de dépêches d’agence pour offrir des informations en temps réel aux usagers de leurs sites. Au risque de diffuser des contenus de moindre qualité que ceux de leurs éditions papier.

Les grandes entreprises de médias ont ainsi transformé les vastes espaces d’Internet en une énorme caisse de résonance où des textes identiques se font écho d’un site à l’autre sans que le journalisme original y gagne.

(…) Les questions nées de la généralisation d’Internet nous rappellent une chose que les historiens des médias énoncent depuis des générations : les nouvelles technologies n’éliminent jamais la nécessité de concevoir des dispositifs légaux pour empêcher par exemple qu’un petit nombre d’entreprises géantes dominent le marché et se tournent en priorité vers les populations les plus favorisées.

Eric Klinenberg, Professeur à la New York University, extraits de Les bénéficiaires inattendus du miracle Internet, Le Monde Diplomatique, n°634, janvier 2007, p.22.