Ôªø Sornettes - Gilles Dowek, « Ces préjugés qui nous encombrent »

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Publié : 28 février 2010
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Gilles Dowek, « Ces préjugés qui nous encombrent »

À l’origine de ce petit livre, j’avais le projet d’essayer de comprendre d’où viennent un certain nombre de préjugés qui encombrent nos discours sur la science et sur la technique. Certains de nos préjugés sur la technique me semblaient venir d’une dévalorisation, dans notre société, du travail, en particulier quand celui-ci a pour finalité de fabriquer quelque chose. (…)

Éditions Le Pommier

Les cultures européennes anciennes

Jusqu’à la Révolution, la société française était organisée en trois états : le clergé, l’aristocratie et la roture, qui exerçaient trois fonctions : la fonction religieuse, la fonction militaire et la fonction productive. La distinction de ces trois fonctions sociales semble très ancienne, puisqu’on la retrouve dans de nombreux mythes de cultures d’une région qui englobe l’Europe, une partie de l’Asie centrale et le nord de l’Inde. Cela a mené les historiens, Georges Dumézil en particulier, à l’hypothèse que son origine est plus ancienne encore que ces mythes et qu’elle remonte, au moins, à la fin du Néolithique. (…)

De même que, sous l’Ancien Régime, les roturiers étaient socialement inférieurs aux clercs et aux aristocrates, gagner sa vie comme paysan, comme artisan ou comme commerçant était, semble-t-il, dévalorisé dans les cultures anciennes, où il était plus noble de faire la guerre et de piller, à l’issue des combats, les richesses produites par d’autres. Que cette même hiérarchie se retrouve en Europe et en Inde conduit à l’hypothèse qu’elle a, elle aussi, une origine ancienne. (…)

Une dernière caractéristique de ces cultures européennes anciennes est leur surprenante résistance à l’introduction de l’écriture alors qu’elles étaient au contact d’autres cultures qui l’utilisaient depuis des siècles. Et même après l’avoir finalement adoptée, elles l’ont souvent cantonnée à des usages très secondaires. (…)

Cette surprenante résistance s’explique toutefois si nous nous souvenons que l’écriture est, à l’origine, un outil inventé par les commerçants. Notre image de l’écriture, héritée de la fin du Moyen Âge, avec ses moines copistes et ses premières universités, la rattache volontiers à la fonction religieuse. Mais les plus anciens textes que nous ayons retrouvés ne sont pas des traités de théologie, ni des textes sacrés : ce sont des livres de comptes. Et nous savons, par ailleurs, qu’il est impossible de tenir des comptes sans écriture, alors qu’il est possible de transmettre une littérature oralement pendant des siècles. L’écriture a donc son origine non dans la fonction religieuse, mais dans la fonction productive. Et il n’est dès lors pas si surprenant que les clercs européens aient longtemps continué, après l’invention de l’écriture, à préférer transmettre leur savoir oralement plutôt que d’utiliser une technique inventée par des comptables. (…)

Tout au long de ce petit livre, nous verrons comment se déploient les préjugés issus de la dévalorisation de la fonction productive par rapport aux fonctions religieuse et militaire. De cette dévalorisation de la fonction productive dérive une dévalorisation de la technique, de l’écriture et de la raison. De la valorisation de la fonction militaire dérive une valorisation de l’action. De la valorisation de la fonction religieuse et de la dévalorisation de l’écriture dérivent une valorisation de l’art et une sacralisation et une personnification de la nature. (…)

Le lien direct à la nature

Avant d’examiner comment les préjugés à l’encontre de la fonction productive s’expriment dans nos discours sur la nature, il est utile d’observer la dérive du mot « nature » lui-même. Au sens premier, la nature est l’ensemble de ce qui existe : ainsi un atome d’hydrogène fait-il tout autant partie de la nature qu’un écureuil, un être humain qu’un arbre, une centrale nucléaire qu’un volcan. Les « sciences de la nature » - la physique, la chimie, la biologie … - étudient tout autant les atomes d’hydrogène que les écureuils, les êtres humains, les arbres, les centrales nucléaires ou les volcans. Elles se distinguent des mathématiques et de l’informatique, lesquelles étudient des objets abstraits qui ne sont donc pas des objets de la nature, même s’ils peuvent avoir un lien avec certains d’entre eux. Toutefois, le sens du mot « nature » a connu depuis deux siècles une dérive, si bien que dans de nombreuses occurrences aujourd’hui il désigne une nature amputée, à laquelle appartiennent les arbres et les écureuils, peut-être les volcans, mais certainement ni les atomes d’hydrogène, ni les hommes, ni les centrales nucléaires.

bio35.agrobio-bretagne.org

L’adjectif « biologique » a connu une dérive similaire. Au sens premier, cet adjectif qualifie ce qui est relatif à la biologie, c’est-à-dire à la science (« logie ») de la vie (« bio »). Ainsi les organismes génétiquement modifiés, produits de la recherche en biologie, peuvent-ils être qualifiés de « biologiques ». Dans le vocabulaire contemporain, toutefois, cet adjectif a pris la signification exactement opposée, si bien que les aliments « biologiques » et l’agriculture « biologique » sont des aliments et une agriculture qui, précisément, n’utilisent pas les résultats de la recherche en biologie. L’abréviation « bio » a l’avantage de ne plus mentionner la notion de science, mais, encore une fois, un organisme génétiquement modifié est tout autant « bio » - vivant - qu’un organisme qui ne l’est pas.

Le Déjeuner sur l’herbe, tourné par Jean Renoir en 1959, est une bonne illustration de certains de nos préjugés relatifs à la nature. Ce film nous raconte l’intéressante histoire d’un biologiste qui fait un pique-nique. Ce scientifique austère et célèbre est l’inventeur de la fécondation artificielle, une méthode qui permet de concevoir les enfants de manière scientifique. Mais, au cours du pique-nique, sous l’influence d’une divinité dionysiaque, ses sens s’éveillent aux merveilles de la nature et il tombe amoureux d’une jeune paysanne. Le film atteint son acmé quand le biologiste, ivre de désir, s’exclame : « À bas la science, à bas la science, à bas la science ! »

Ce film à thèse défend l’idée, devenue banale, que la science nous éloigne de la nature, alors qu’un déjeuner sur l’herbe nous en rapproche. Bien entendu, si nous entendons le mot « nature » dans son sens premier, une grande partie des sciences - la physique, la chimie, la biologie … - ayant la nature pour objet d’étude, cette idée paraît absurde. Mais cette idée reste absurde même si nous restreignons la signification du mot « nature » à l’ensemble des êtres vivants, tels les arbres et les écureuils. Dans ce cas, la physique ou la chimie nous éloignent peut-être de la nature, mais certainement pas la biologie. Pourquoi, alors, choisir un biologiste comme personnage de ce film ?

Nous devons donc faire l’hypothèse que dans la phrase : « La science nous éloigne de la nature, alors qu’un déjeuner sur l’herbe nous en rapproche » le mot « nature » a une autre signification que celles que nous avons évoquées. Plus exactement, c’est l’expression « se rapprocher de la nature » qui désigne un mode de relation à la nature différent de celui que propose la science, et plus spécifiquement la biologie, un mode de relation direct, sans la médiation du signe écrit : écrire sur une feuille de papier la réaction chimique par laquelle une plante transforme le dioxyde de carbone en molécules organiques en exploitant l’énergie du rayonnement solaire nous éloignerait de la nature, alors que poser la paume de la main sur l’écorce d’un arbre et respirer profondément nous en rapprocherait. (…) Ce mythe d’une relation directe à la nature relève donc d’une forme d’anti-intellectualisme que nous retrouvons, par ailleurs, ici ou là, dans l’œuvre de Jean Renoir. (…)

GIlles DOWEK, Ces préjugés qui nous encombrent, Éditions Le Pommier, coll. Manifeste, 2009, p. 5, 11, 57 et 103, 10 €.