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Publié : 11 juillet 2010
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L’interdit de l’inceste a-t-il un fondement biologique ?

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S’il est statistiquement établi que les mariages entre proches consanguins - l’endogamie - engendrent des conséquences génétiques néfastes chez leurs enfants, il n’est pas certain que ce phénomène soit à l’origine de la prohibition de l’inceste commune à toutes les sociétés humaines, comme le proposait au XIXe siècle l’anthropologue Lewis Morgan [1]. Il se pourrait même que les effets indésirables liés à l’inceste découlent de sa prohibition. C’est pourquoi le problème (…) ne peut recevoir de solution univoque.

UN RISQUE GÉNÉTIQUE

Pour comprendre, il faut d’abord revenir sur un phénomène biologique nommé « dépression de consanguinité », qui explique pourquoi la proximité génétique de parents tels que des frères et sœurs peut porter préjudice à leur progéniture. Chez tous les êtres issus d’une reproduction sexuée, c’est la fusion des gamètes mâles et femelles (spermatozoïdes et ovocytes chez les humains) qui assure la transmission du patrimoine génétique nécessaire au développement de l’embryon. Cette transmission est en partie aléatoire, mais elle permet que chaque cellule non reproductrice des descendants contienne un double jeu de chromosomes porteurs chacun des mêmes gènes, les uns dans la version provenant des spermatozoïdes, les autres de l’ovocyte. Ces différentes versions sont appelées « allèles », et l’on distingue les allèles « récessifs » des allèles « dominants », les premiers ne s’exprimant qu’en l’absencc des seconds. Si certains de ces allèles s’avèrent être porteurs de mutations dommageables (ils sont alors dit « délétères »), ils sont récessifs pour la plupart ; les êtres dotés d’allèles délétères dominants ayant peu de chance de pouvoir se reproduire, ces allèles disparaissent au cours du temps. Sauf exception, il faut donc pour qu’un allèle délétère entre en activité qu’il ne soit pas couplé à un allèle sain dominant. Or, c’est justement la situation vers laquelle la consanguinité tend à mener : quand le père et la mère sont issus d’une même famille, les risques pour que leurs enfants héritent d’allèles délétères identiques sont accrus, et donc les risques que ces enfants ne soient pas viables ou très malades.

UNE ORIGINE CULTURELLE

Faut-il en conclure que la prohibition de l’inceste a bien un fondement biologique qui pousse à l’exogamie, c’est-à-dire à la recherche d’un compagnon hors de son groupe d’appartenance ? Pas si simple. Car en 2007, des travaux d’une équipe de l’université de Bonn sur des poissons, les cichlidés émeraudes (voir Science & Vie n° 1077, p. 72), a souligné la fragilité de ce dogme, et pas seulement chez ces poissons : chez l’homme, la dépression de consanguinité est relativement faible et pour certains groupes indiens et pakistanais, l’accouplement consanguin s’est avéré être, in fine, un vecteur de fertilité assez important pour compenser l’excès de mortalité juvénile qu’il engendrait. Sur le long terme, même une dépression de consanguinité forte sans contreparties immédiates peut représenter un atout biologique : en favorisant l’expression des allèles délétères récessifs, et donc l’élimination des individus porteurs, elle réduit leur fréquence dans la population. Paradoxalement, on peut donc considérer que les conséquences funestes des rapports consanguins chez les humains résultent en grande partie de la prohibition de l’inceste, qui a empêché ce processus de « nettoyage » génétique. Les pratiques incestueuses des pharaons que les récentes découvertes sur les parents de Toutankhamon ont remises sur le devant de la scène (voir Science & Vie n° 1111. p 20) se joignent à cette idée pour suggérer que notre rapport à l’inceste a une origine culturelle, au moins autant que naturelle.

LE TABOU DE L’INCESTE AU CŒUR DE L’ETHNOLOGIE

Les aménagement de la prohibition de l’inceste sont extrêmement divers. Le cercle des parents prohibés peut être très vaste et concerner des personnes qui n’ont aucun lien de consanguinité. Chez les Nuers du Soudan et d’Ethiopie, par exemple, ce sont des milliers de femmes qui sont prohibées, et parfois de façon purement symbolique (un homme ne peut épouser la fille de celui qui a été initié en même temps que lui). Dans le code civil français, les relations d’inceste s’étendent aux parents d’adoption. Claude Lévi-Strauss [2] en est arrivé à penser que la société naît avec la définition de l’inceste. Un point de vue qui suscite encore des débats enflammés chez les ethnologues.

V.Guillon, L’interdit de l’inceste a-t-il un fondement biologique ? , Science & Vie, N° 1114, Juillet 2010, p. 112, 4,20 €.

Voir aussi L’interdit de l’inceste est le propre de l’homme

Notes

[1] Lewis Henry Morgan (1818 – 1881) est un anthropologue américain. Il est souvent considéré comme le fondateur de la discipline, car il fut le premier à « aller sur le terrain ». Il vécut parmi les Indiens iroquois et décrivit leur vie sociale et culturelle.

[2] Claude Lévi-Strauss, (1908 - 2009) est un anthropologue et ethnologue français qui a exercé une influence décisive sur les sciences humaines dans la seconde moitié du xxe siècle en étant notamment l’une des figures fondatrices de la pensée structuraliste.