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Publié : 25 septembre 2011
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Femmes : deux siècles de bagarres

L’émancipation des femmes a progressé par à-coups au cours de l’histoire. Retour sur deux siècles de conquêtes. Entretien avec Michelle Perrot, historienne.

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Le XlXe siècle apparaît comme une période clé pour l’émancipation des femmes. Dans quelle mesure est-ce le cas ?

Michelle Perrot : Pour les femmes, c’est un siècle entre contraintes et libertés. Le processus démocratique en marche depuis 1789 les concerne tout en les excluant : les femmes ont acquis des droits lors de la Révolution, comme l’héritage ou le divorce [1], mais pas celui de voter. De même, le système éducatif se développe beaucoup au cours du XIXe siècle, mais à un degré moindre pour les femmes. Celles-ci en restent en partie exclues jusqu’à la IIIe République, qui égalise l’accès à l’enseignement primaire (lois Ferry, 1881) et, plus tardivement, à l’enseignement secondaire. Ainsi, c’est seulement à partir de 1924 que les filles passent le même baccalauréat que les garçons. […] De même, le code civil, promulgué en 1804 par Napoléon, est extrêmement inégalitaire et patriarcal. Par exemple, le salaire des femmes, lorsqu’elles travaillaient, devait en principe être versé aux maris. On comprend pourquoi George Sand, grande figure féministe du XIXe, parlait de « l’infâme code civil » !

La conception de la différence des sexes qui structurait la société était inégalitaire, et justifiait la domination masculine par des arguments utilitaristes (les femmes devaient rester à la maison pour garder les enfants), mais aussi par des préjugés, confortés aux XVIIIe et XIXe siècles par les sciences biologiques et médicales en plein essor, qui « naturalisaient » à tort la différence des sexes en l’enracinant dans le corps. Les femmes étaient faibles, « éternelles malades » (Michelet) ; elles avaient un cerveau moins développé qui limitait leurs aptitudes créatrices ; elles étaient sujettes à l’hystérie …

Ce sont les contradictions entre avancées démocratiques et mise à l’écart des femmes qui sont à l’origine du féminisme. Le terme lui-même est d’ailleurs apparu dans les années 1830, avec au départ un sens péjoratif ; il s’est généralisé à la fin du XIXe siècle. Les revendications sont d’abord le fait d’individualités, telles George Sand, Eugénie Niboyet, André Léo, Julie-Victoire Daubié - la première bachelière de France, en 1861 -, puis d’associations et de ligues de plus en plus nombreuses. […]

Ces revendications vont commencer à porter leurs fruits dès le début du XXe siècle …

[…] En France, une loi de 1907 autorise enfin les femmes mariées à toucher directement leur salaire. […] à l’instar du mouvement des suffragettes anglaises, des femmes comme Hubertine Auclert, Madeleine Pelletier et, entre les deux guerres, Louise Weiss réclament le droit de vote. Six projets de lois pour le vote des femmes ont été déposés entre les deux guerres, qui à chaque fois ont été rejetés par le Sénat.

Puis, à partir de 1914, les hommes sont au front et les femmes les remplacent à la charrue, au bureau, dans les usines, à l’école, etc. La guerre ouvre une brèche, mais lorsqu’elle s’achève, on ne leur reconnaît pas la place qu’elles avaient acquise. Ce retour de bâton indigne les femmes, et les deux décennies 1920-1930 sont des années d’émancipation, y compris dans les apparences : les femmes se font couper les cheveux, portent des jupes courtes, voire le pantalon, etc. A partir de 1924, le baccalauréat ouvre aux filles l’accès à l’université. En 1939, elles constituaient déjà un tiers des effectifs universitaires.

La Seconde Guerre mondiale marque-t-elle également un tournant ?

La participation des femmes à la Résistance joue un rôle dans le mouvement d’émancipation. Mais l’acquisition des droits est essentiellement l’aboutissement de revendications qu’elles ont portées auparavant dans le cadre d’associations, de congrès, de journaux et de manifestations de rue. « Il faut en finir avec ces tumultes », disait de Gaulle. La France, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, est très en retard par rapport aux autres pays européens et aux Etats-Unis : par exemple, les Finlandaises ont obtenu le droit de vote en 1906, les Britanniques et les Allemandes en 1918, les Américaines en 1920. Dans l’Hexagone, c’est en 1944 que l’Assemblée d’Alger décide d’accorder le droit de vote aux femmes, mesure portée par les gaullistes et les communistes. […] En France, les femmes votent donc pour la première fois en 1945.

Les années 1970 sont celles des revendications du droit à disposer librement de son corps … […] Elles sont largement portées par le Mouvement de libération des femmes (MLF), fondé en 1970 dans le sillage de Mai 68, un des premiers mouvements de femmes à avoir un retentissement au sein des couches populaires en s’ouvrant aux ouvrières et aux employées. Le droit à la contraception est voté en 1967 (loi Neuwirth). Mais la plus grande bagarre a été celle pour le droit à l’avortement, dont la répression s’était aggravée au cours du XXe siècle. Une loi très répressive avait en effet été votée en 1923 car les enfants étaient considérés comme appartenant à la nation, qui devait se repeupler après les pertes humaines de la Première Guerre mondiale. Ensuite, Vichy pouvait aller jusqu’à guillotiner les « faiseuses d’anges » (le film de Claude Chabrol Une affaire de femmes l’illustre au cinéma). Dans cette bataille, le planning familial a joué un rôle très important, et celui de Simone Veil a été décisif. Dans la foulée de la loi qui porte son nom se sont ensuite inscrites les luttes pour la reconnaissance du viol comme crime, loi votée en 1978.

http://leoetlisa.over-blog.com/article-le-feminisme-c-est-39450389.html

Les années 1970 sont aussi marquées par l’entrée massive des femmes sur le marché du travail …

Les femmes ont toujours travaillé, dans le cadre domestique mais pas uniquement : également aux champs, dans les commerces, sans toujours percevoir de rémunération. Au XIXe siècle, les jeunes filles et les femmes sont entrées massivement dans l’industrie textile, et un peu plus tard, à la faveur de la Grande Guerre, dans les constructions mécaniques (automobile, armement…). Mais l’essor du tertiaire a été l’élément déterminant. Il mobilise des femmes plus instruites, qui n’ont plus nécessairement envie de rester au foyer. La crise pétrolière des années 1973-1974 a été un facteur incitatif, le chômage poussant à recourir au double salaire. Les femmes ont peuplé les bureaux. Secrétaires et dactylos sont alors devenues les nouvelles figures des métiers féminins.

Aujourd’hui, nous ne sommes toujours pas dans une situation d’égalité …

En dépit d’une progression considérable du niveau d’études des femmes, qui sont même plus diplômées que les hommes aujourd’hui, d’importantes inégalités persistent, au point que certains sociologues parlent de « fausse réussite scolaire des filles ». […] De même, les tâches domestiques se partagent toujours très mal, et il n’y a encore, en dépit de la loi sur la parité, que 17 % de femmes à l’Assemblée nationale !

On retrouve aussi le machisme dans une manière d’être de certains hommes. […] Une représentation symbolique des femmes perdure selon laquelle leur corps est un corps disponible. Aujourd’hui encore, les inégalités se fondent sur des visions différenciées du rôle et du corps des femmes. Je rejoins l’anthropologue Françoise Héritier qui insiste sur la longue durée de la hiérarchie des sexes [2]. C’est ce qu’elle appelle la «  valence différentielle des sexes », c’est-à-dire le fait que la différence des sexes a toujours été pensée en termes de hiérarchie … défavorable aux femmes. […]

Quand on observe l’histoire du droit des femmes au cours des XIXe et XXe siècles, il y a toujours eu un mouvement de fond de revendications. Mais ce sont des brèches causées par une guerre ou une crise qui ont amené les femmes à s’affirmer et à conquérir leurs droits. Les femmes ont toujours été actrices de leur histoire. Je pense que c’est aussi ce qui se passe actuellement dans les pays arabes. Présentes dans les révolutions, elles en profitent pour s’emparer de leurs droits.

Propos recueillis par Claire ALET

Extraits de Michelle PERROT [3], Femmes : deux siècles de bagarres, Alternatives Economiques, n° 305, septembre 2011, p. 74, 3,80 €.

Voir aussi : Féminin - Masculin et Affaire DSK : comme prévu, la plaignante du viol devient l’accusée.

Notes

[1] Il sera de nouveau supprimé en 1816, pendant la Restauration.

[2] Voir La plus belle histoire des femmes, par Françoise Héritier, Michelle Perrot. Sylviane Agacinski et Nicole Bacharan. Seuil, 2011.

[3] Michelle Perrot, historienne et féministe française, née en 1928, pionnière de l’histoire des femmes et du genre.