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Publié : 2 décembre 2007
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L’évolution mène toujours au progrès

Moteur de l’évolution, la sélection naturelle entraîne la survie du plus apte. De là à penser qu’elle implique forcément un progrès, il y a un pas que beaucoup franchissent. À tort ! Car la sélection naturelle favorise parfois des caractères désavantageux. ll faut également mettre au panier une autre idée reçue, héritée de la vision aristotélicienne qui plaçait l’homme au sommet de l’échelle du vivant.

Evolution

Evoluer équivaut-il à progresser ? Dans le langage courant, c’est souvent le cas. L’évolution biologique tend-elle forcément vers un « mieux » ? Beaucoup d’ouvrages didactiques l’acceptent tacitement. Après tout, l’idée de progrès est pour ainsi dire sous-jacente à la notion même de sélection naturelle : si celle-ci entraîne la survie du plus apte, alors les organismes s’améliorent au fil du temps. (…)

Pourtant, la sélection naturelle montre d’étranges paradoxes, qui ne constituent pas toujours des progrès. Prenons par exemple les différences morphologiques entre mâles et femelles, dont certaines sont très prononcées : seuls les cerfs mâles possèdent une ramure ; seuls les paons mâles ont une queue démesurée ; seuls les faisans mâles ont une livrée très colorée.

En 1871, Darwin [1] explique ces caractères sexuels dits « secondaires » par la théorie de la sélection sexuelle : ils auraient été sélectionnés par l’avantage qu’ils confèrent aux mâles dans leur compétition pour accéder aux femelles. Il y voyait une préférence « esthétique » des femelles.

Attributs encombrants

En 1915, Ronald Fisher pressent que ces ornements encombrants et voyants sont des indicateurs de la bonne santé et de la vigueur des mâles qui les portent. Les femelles, qui contrairement aux mâles n’ont qu’un nombre limité de descendants, auraient tout intérêt à choisir ces reproducteurs, gages d’une descendance robuste. Quelques années plus tard, Fisher, encore lui, postule que la préférence des femelles pour un caractère mâle donné exerce une pression de sélection sur les mâles et que la préférence femelle et le caractère mâle évoluent en parallèle, augmentant au cours du temps.

Or ce processus, que Fisher qualifie d’« emballement », peut entraîner des désavantages en termes de viabilité pour les mâles. En effet, les caractères sexuels secondaires mâles entravent la survie des individus : les bois des cerfs et la queue des paons mâles, encombrants, ne facilitent pas la fuite face aux prédateurs, tandis que la livrée très colorée d’un faisan mâle le rend facilement repérable. Autrement dit, les mâles plus aptes à se reproduire ont des attributs réduisant leur propre survie. Peut-on dès lors parler de progrès ? (…)

Mouche sans ailes

Pis, la sélection s’exerçant sur certains caractères peut menacer l’existence même des espèces qui les expriment. C’est en particulier le cas des adaptations à un environnement restreint. Que penser de cette mouche des Kerguelen, Calycopteryx moseleyi, qui a perdu ses ailes ? En un sens, elle a « progressé » à l’échelle locale, car elle ne peut plus être entraînée hors de ces îles isolées par les vents forts qui les balaient. Mais. elle ne peut pas non plus émigrer. Si les îles Kerguelen disparaissaient le « progrès adaptatif » de ces mouches serait fatal. Il en va de même pour les parasites qui se spécialisent sur un hôte unique comme l’agent de la variole sur l’homme. Certes, ils optimisent ainsi l’exploitation de leur hôte, mais ils en deviennent dépendants au point que la disparition de cet hôte ou l’apparition de défenses très efficaces peuvent les éradiquer ! La spécialisation évolutive est donc un pari risqué, et le perfectionnement adaptatif dans un milieu peut rendre moins adapté à d’autres.

Survie personnelle réduite, gâchis de ressources, dépendance risquée à un milieu donné, la sélection du plus apte est parfois plus une course à l’abîme qu’un progrès. Et il n’y a pas lieu de s’en étonner ! On l’oublie souvent, la sélection du plus apte joue sur un temps restreint : c’est la sélection du plus apte à se reproduire à court terme. Ce qui n’implique pas forcément une optimisation globale.

Par ailleurs, la sélection n’est pas le seul moteur de l’évolution. Certains caractères sont en effet conservés ou perdus non par sélection, mais par le fait du hasard : c’est ce qu’on appelle la dérive génétique. Or, cette dérive concerne aussi bien les caractères favorables que les caractères neutres ou les caractères défavorables. (…)

L’homme au sommet

Qu’en est-il de la seconde idée reçue qui veut qu’elle s’accompagne d’une complexification croissante ? N’observe-t-on pas, sur un temps long, un progrès graduel ? La loi biogénétique de Ernst Haeckel, formulée en 1866, le laisse entendre. Sa formule : « L’ontogenèse récapitule la phylogenèse » signifie en effet que l’embryon se développe en passant par différents stades semblables aux organismes qui l’ont précédé, avant d’aboutir à un stade de complexité ultime qui caractérise son espèce. Par exemple, l’embryon humain passerait par des stades analogues aux poissons, puis aux reptiles, avant de développer ses caractéristiques humaines. Hélas, sa célèbre planche de dessins comparant le développement d’embryons, si souvent montrée en classe, est un faux. (…)

Cette conception était imprégnée de l’« échelle des êtres » d’Aristote, qui classait les organismes du plus simple au plus complexe. Encore en vigueur au début du XIXème siècle, elle est alors directement transposée dans un contexte évolutionniste. Et, jusqu’au XXème siècle, on considère que les organismes de plus en plus complexes sont apparus les uns après les autres au cours du temps. Or, la complexification n’est pas inéluctable en évolution. Nombre de formes simples sont en effet apparues secondairement, par une évolution simplificatrice.

Simplicité trompeuse

(…) Une conséquence importante est qu’aucun organisme n’est « primitif » ou « évolué », ni « inférieur » ou « supérieur ». Toutes les espèces ont évolué aussi longtemps, et la simplicité cache parfois un parcours évolutif complexe. Il n’est que de considérer les baleines, qui ont perdu leurs membres postérieurs en redevenant aquatiques, ou l’homme, qui a perdu le pelage de ses ancêtres…

Stephen Jay Gould [2] a consacré un remarquable ouvrage à réfuter l’idée de progrès dans l’histoire de la vie [3]. Il s’appuie entre autres sur le fait qu’il existe toujours des représentants actuels de phylums [4] « simples » apparus à des périodes plus anciennes, et qui rencontrent encore un succès évolutif remarquable. Ainsi les poissons, apparus bien avant les mammifères et plus « simples » qu’eux, constituent plus de la moitié des vertébrés. Et que dire des bactéries et des unicellulaires, qui forment l’essentiel de la biomasse de la planète ! Autrement dit, plus de complexité ne laisse en rien présager un plus grand succès évolutif. Sans compter que chaque lignée évolue, comme nous l’avons vu, tantôt en se complexifiant, tantôt en se simplifiant. (…)

Le progrès, notion subjective, n’a décidément rien à voir avec l’évolution biologique : l’histoire de la vie raconte un chemin discontinu, mêlant innovations et pertes - un chemin erratique et souvent réversible.

Marc-André Selosse et Bernard Godelle, L’évolution mène toujours au progrès , Le dictionnaire des idées reçues en science, La Recherche, Octobre 2007, n°412, p.68, 6,40 €.

Voir aussi : La secte des créationnistes, Dieu a créé le monde en six jours et la Terre n’a que 7 000 ans , Dieu comme bouche-trou et le site charlatans.

Notes

[1] Charles Robert Darwin (1809 - 1882) naturaliste anglais auteur du livre L’Origine des espèces, 1859.

[2] Stephen Jay Gould (1941 - 2002) paléontologue américain, professeur à l’Université de Harvard, a mené la campagne contre La secte des créationnistes.

[3] S.J. Gould, L’Éventail du vivant. Le mythe du progrès, Points/Seuil, 1997.

[4] Phylum : souche primitive d’où est issue une série généalogique ; suite des formes revêtues par les ascendants d’une espèce.