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Publié : 5 avril 2009
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Bienvenue à Sangatte

Circulation des marchandises, oui, circulation des hommes, non. C’est vraisemblablement pour justifier cette énorme incohérence que la télévision entretient dans l’opinion une image passéiste, misérabiliste et inquiétante de la migration.

Lavage de cerveau

L’opinion publique conserve des représentations vieilles de plusieurs dizaines d’années pour évaluer les faits présents, et la télévision entretient cet anachronisme. L’affaire est particulièrement nette dans le cas de l’immigration irrégulière. À voir sur les écrans les terribles images d’Africains hâves et déguenillés arrivant sur d’improbables esquifs aux îles Canaries, on pense que le migrant est un pauvre parmi les pauvres, un analphabète sorti de sa campagne arriérée, pour chercher à l’étranger de quoi faire subsister sa nombreuse famille.

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Les études rassemblées par l’observatoire des migrations euro-méditerranéennes (Carim) à l’institut universitaire européen de Florence aboutissent à l’image exactement inverse : la majorité des migrants en transit vers l’Europe viennent des villes et non des campagnes. Plus des deux tiers ont déjà exercé un emploi. Leur niveau de formation est élevé, par rapport à leur pays d’origine mais aussi par rapport à la France. Selon les pays du sud et de l’est de la Méditerranée où une enquête a pu être menée, de 40 % à 50 % d’entre eux ont terminé leurs études secondaires et de 10% à 20 % ont passé au moins deux ans à l’université (en France, 60 % des jeunes chômeurs n’ont pas le bac). Enfin, ils se déplacent sans leur famille, sont le plus souvent célibataires et peu disposés à engendrer une descendance nombreuse (la fécondité est maintenant de 2 enfants par femme en Tunisie et en Iran, de 2,3 au Maroc).

Sélection à l’entrée

L’enquête menée au début de la décennie par Smaïn Laacher auprès des irréguliers du camp de Sangatte accentue encore ces traits : 80 % de célibataires, 60 % niveau bac ou supérieur au bac, tous parlent couramment une langue étrangère à la leur [1]. Ceux qui ont réussi à entrer en France sont ainsi encore plus sélectionnés que ceux qui sont à ses portes, ce qui est logique car le passage exige de la compétence.

Si j’étais un chef d’entreprise, j’estimerais que ces migrants constituent une main d’œuvre remarquable ; mais impossible de les engager car ils sont en situation irrégulière. Le libéralisme tant vanté dans l’entreprise s’arrête à la porte de la migration : pas de libéralisme pour les déplacements humains est la doctrine unanime des États qui se disent libéraux. Circulation des marchandises, oui, circulation des hommes, non. C’est vraisemblablement pour justifier cette énorme incohérence que la télévision entretient dans l’opinion une image passéiste, misérabiliste et inquiétante de la migration.

Hervé LE BRAS [2], Modernes migrations, Chronique dans La Recherche, N° 429, Avril 2009, p. 89, 6 €.

Voir aussi Lettre à Eric Besson pour ses un an au ministère de l’Immigration et Les immigrés qui font l’identité nationale.

Notes

[1] S. Laacher, Après Sangatte. Nouvelles immigrations, nouveaux enjeux, La Dispute, 2002.

[2] Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales.