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Publié : 19 avril 2009
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L’aristocratie de l’argent

Comment cerner les mystères de la bourgeoisie ? De qui se compose cette classe sociale ? Quels sont les lieux et territoires qu’elle fréquente ?
Quel est son mode de vie ?
Voyage au sein des beaux quartiers et des dîners mondains…

Couverture : Isabelle Mouton

Comment définissez-vous la bourgeoisie ?

On les appelle bourgeois pour dire les choses rapidement, mais, en tant que sociologues, on parle plutôt de classes dominantes ou de l’aristocratie de l’argent. Nous refusons les catégories du sens commun qui parlent de noblesse ou de bourgeoisie. Au fond, aujourd’hui, les deux classes ont fusionné. La bourgeoisie n’a fait que revitaliser la noblesse en associant l’excellence sociale au prestige du nom et de l’ancienneté et en créant de nouvelles dynasties familiales. Aujourd’hui la noblesse et la bourgeoisie ne forment qu’un seul groupe et cumulent différentes formes de richesses : économique, sociale, culturelle et symbolique. Une de leur plus grande occupation est d’entretenir, de tisser et de retisser les liens sociaux qui symbolisent une des richesses fondamentales de leur groupe.

À combien estimez-vous le nombre de personnes appartenant à cette catégorie sociale ?

Il s’agit d’un tout petit nombre, mais qui représente beaucoup d’argent. Nous avons travaillé sur les membres des cercles (sortes de clubs qui mettent à la disposition de leurs membres des salons ou ils peuvent inviter leurs relations personnelles et professionnelles) et l’on arrive à un chiffre situé entre 20 000 et 30 000 membres pour Paris. Le Bottin mondain, lui, recense environ 42 000 mentions. On trouve parmi eux des hauts fonctionnaires, des banquiers, des industriels, des exploitants agricoles, des hommes d’affaires, mais aussi des militaires et des hommes politiques. Tous les champs d’actlvités sont couverts. Ce qui compte n’est pas le type d’activité exercée,mais l’appartenance au milieu par la naissance, par la qualite de la famille et par la multiplicité des richesses évoquées précédemment.

Vous décrivez une classe dominante qui cherche sans arrêt à connaître chacun de ses membres …

Ce milieu se doit de connaître les familles, les liens de parenté, les ancêtres. Le Bottin mondain offre la possibilité de savoir « qui est qui » par rapport aux gens déjà connus, afin de repérer les alliances. Ce groupe fonctionne sans cesse selon le procédé de la cooptation : au sein des conseils d’administration, des cercles, des clubs et même des rallyes pour les enfants. Ce qui est primordial dans ce milieu, compte tenu de l’importance des patrimoines, c’est que la transmission passe par la famille : il faut donc absolument éviter les mésalliances. C’est un milieu très refermé sur lui-même, et phobique vis-à-vis de ce qui est étranger à sa propre culture. La bourgeoisie se construit en permanence en se mobilisant au quotidien pour préserver et transmettre sa position dominante.

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot

Quels sont les espaces où se regroupent les membres de cette bourgeoisie ?

On les retrouve dans des quartiers bien délimités des villes. Les familles de la grande bourgeoisie contrôlent les lieux où elles vivent afin de toujours rester avec leurs semblables. Ces familles vivent à l’ouest de Paris, où le boulevard périphérique, comme par hasard, est enterré. On peut ainsi se rendre du XVIe arrondissement à Neuilly de manière très fluide sans connaître la rupture qu’induit ailleurs cette autoroute urbaine. Il existe une « ségrégation spatiale » de ce groupe social que l’on retrouve dans toutes les grandes villes de France. On peut citer Auteuil, Neuilly et Passy à Paris, mais aussi les trois « P » de Marseille (Périer, Paradis, Prado). Ces quartiers résidentiels sont toujours des quartiers qui ont été construits à l’origine par cette société elle-même et pour elle-même.

Est-ce que vous avez rencontré beaucoup de personnes issues de cette bourgeoisie et qui ont choisi un jour de s’en éloigner ?

Elles sont trés rares car le système d’éducation est très performant. Il y a la famille, les rallyes (soirées, réunions entre amis du même milieu), le système scolaire spécifique avec des écoles, confessionnelles ou pas, où l’on apprend les bonnes manières avec un mélange d’éducation et d’instruction. Il est donc très marginal de voir des personnes s’éloigner de leur groupe. Celles qui partent le font le plus souvent à l’adolescence et elles réintègrent le milieu une fois l’âge adulte atteint, en s’apercevant des avantages très nets liés à l’appartenance à un tel réseau.

Est-ce que la bourgeoisie pourrait être menacée de disparition ?

Bien au contraire, c’est la seule classe sociale qui ait résisté au XXIe siècle et qui reste vraiment mobilisée pour définir ses frontières et faire valoir ses intérêts. La bourgeoisie est toujours là, dans sa position dominante, et dans le culte de l’entre-soi. (…)

Peut-on espérer s’insérer un jour dans cette classe sociale ?

C’est très difficile car on se trouve face à un système communautariste entre gens de même naissance. Si vous n’êtes pas né dans ce groupe social, vous ne pourrez y appartenir qu’après un long travail d’approche. On le constate avec des fortunes exceptionnelles comme celles de Bernard Arnault ou François Pinault, qui ont su réaliser cet alliage heureux de l’argent, de la culture et des relations. En l’espace d’une génération, ils ont pu intégrer ce milieu.

Extraits de Mathieu VIDARD, Abécédaire scientifique pour les curieux, Les têtes au carré, France Inter - Sciences Humaines éditions, 2008, Sociologie de la bourgeoisie p. 14, 17 €.

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot [1], Sociologie de la bourgeoisie, La Découverte, coll. « Repères » n°294, 3e éd., 2007, 9,50 €.

Notes

[1] Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot sont sociologues, Directeur de recherche au CNRS, ils travaillent au CSU (Cultures et sociétés urbaines)