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Publié : 8 mai 2011
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Bernard STIEGLER, Comment se porte le progrès ?

Le progrès autrefois facteur d’unité et d’intégration sociale est désormais perçu comme désintégrateur et régressif - perception qui engendre des réactions elles-mêmes régressives : c’est un cercle vicieux. […]

LA RECHERCHE : Pour en arriver là, il a fallu que le progrès se constitue comme entité, au cours d’une histoire longue …

BERNARD STIEGLER : Le désir d’élévation commence avec la conquête de la station debout, c’est-à-dire avec la technique qui apparaît avec la patte avant délivrée de sa fonction motrice, et devenant ainsi fabricatrice. L’hominisation est la technicisation de la vie - évolution où les objets techniques forment des systèmes techniques toujours plus complexes. Une société humaine est fondée sur un système technique qui la constitue et qu’elle constitue en retour. […] Le premier système technique - le galet éclaté - est à l’échelle du million d’années, le Paléolithique supérieur de dizaines de milliers d’années, l’Antiquité égyptienne de milliers d’années, l’Empire romain de centaines d’années. Le système technique thermodynamique de la machine à vapeur dure la vie d’un homme - 70 ans -, et son évolution est devenue sensible à tous et évidente.

le progrès

C’est donc à la fin du XVIIIe siècle que naît le progrès, au sens moderne du terme ?

B.S. À ce moment s’opère un rapprochement entre science et technique que jusqu’à la fin du XVIIIe siècle tout opposait. […] Science et technique relèvent de l’être et du devenir qui sont essentiellement opposés : pour cette pensée, qui perdure jusqu’à la thermodynamique, le devenir est une corruption de l’être. C’est cette conception que bouleverse la révolution industrielle. C’est ainsi que s’installe l’idée de progrès. […]

La technique devient alors technologie, grâce aux entrepreneurs et aux industriels …

B.S. […] Avec eux s’engage le processus qui conduira à la révolution industrielle. Ainsi commence l’âge de la technologie concrétisant socialement des possibilités nouvelles fondées sur des savoirs scientifiques, la science devenant une source primordiale du changement social sous l’égide de l’industrie - mais comme science du devenir, et non plus de l’être.

Comment cette mutation fait-elle évoluer la société tout entière ?

B.S. […] Ainsi se répand la notion d’un progrès global qui devient l’affaire de tous, et le progrès de l’esprit humain s’impose bientôt comme réalité politique avec l’instruction publique laïque et obligatoire : les systèmes techniques et sociaux devant désormais évoluer de concert, ce sont aussi les individus eux-mêmes qui doivent se transformer, et il faut pour cela créer une école publique dans laquelle l’État investit dès lors une part toujours croissante de son budget. […]

Au début du XXe siècle et aux États-Unis, l’idée de progrès se transforme grâce à une nouvelle théorie de l’innovation. Que se passe-t-il outre-Atlantique ?

B.S. Henry Ford développe l’industrie automobile en s’inspirant de la théorie du management de Frederick Taylor. […] Schumpeter fait de Ford son modèle. Le concepteur de la Ford T a compris qu’il ne suffit pas de produire des automobiles : il faut aussi les vendre. Grâce au taylorisme et à l’innovation, le coût modéré de la Ford T doit devenir un objet de consommation de masse. C’est la naissance de l’American Way of Life - où le progrès fait ainsi place au consumérisme.

À cela va s’ajouter la puissance de feu du marketing.

B.S. Le personnage-clé est ici Edward Bernays, neveu de Sigmund Freud et concepteur de ce que l’on appelait à l’époque les « relations publiques ». […] Bernays soutient alors que, pour faire adopter des idées ou des produits aux individus, il faut s’adresser à leur inconscient, et non à leur conscience, et que, pour faire consommer aux Américains toujours plus de produits dont ils n’ont pas besoin, il faut détourner leur désir de leurs objets premiers (les parents, l’être aimé, les objets de sublimation, c’est-à-dire d’élévation) vers les marchandises et via les industries culturelles naissantes.

En quoi le marketing est-il l’ennemi du progrès ?

B.S. Il est l’une des deux grandes causes de désaffection pour le progrès. Dans la logique du marketing, les industries culturelles deviennent des instruments de captation de l’attention des consommateurs. Aujourd’hui, aux ÉtatsUnis, un adulte regarde la télé 5 heures et demie par jour. Tous médias confondus, les adolescents américains sont sollicités 10 heures et demie par jour selon la Kayser Family Foundation. En quinze ans, le temps hebdomadaire de conversation familiale est passé de 1 heure 30 à 35 minutes. Toutes les institutions qui servent à transformer les pulsions en désirs (famille, école, etc.) sont court-circuitées et font apparaître une société pulsionnelle et addictive - mais sans désir. Or, nous sommes des êtres désirants. Si notre désir est canalisé vers les marchandises, il régresse inévitablement vers la pulsion, vers la satisfaction immédiate qu’exige l’enfant mal éduqué - et nous vivons dans une société massivement infantilisée. La pulsion est égoïste et antisociale, tandis que le désir est la base de l’investissement social : aimer (une femme, la géométrie, ses amis), c’est (se) construire. Consommer (sur ce modèle consumériste [1]), c’est (se) détruire. La consommation a engendré un vaste malaise où les « malades » attribuent au devenir technique les causes de ce qui est en réalité provoqué par un marketing irresponsable, exclusivement soumis aux actionnaires, et qui suscitent ensemble la défiance à l’égard des sciences et des technologies qui, dans un tel contexte, ne se développent plus, en effet, qu’au détriment des organisations sociales.

Pépé Reagan et Mémé Thatcher

Quel est le second facteur à l’œuvre contre le progrès ?

B.S. À la fin des années 1970, et face aux nouveaux pays industriels (Corée et Japon notamment), les conservateurs britanniques et américains s’interrogent sur la pérennité de la domination occidentale sur la production industrielle. Lorsque Margaret Thatcher devient Premier ministre, le japonais JVC sort son premier magnétoscope. La révolution conservatrice mise en œuvre par Thatcher et par Reagan renonce au capitalisme industriel et opte pour la financiarisation de l’économie. La condition est la remise en question de l’État, qui, depuis Napoléon, régulait les processus de désajustement entre le système technique et les systèmes sociaux. Le projet moderne et progressiste de régulation du système technique et de protection des systèmes sociaux est abandonné : c’est désormais le marketing qui orchestre la soumission de la société à la technologie - mais au prix d’une lente destruction du social et d’une régression généralisée, et au service des actionnaires qui remplacent l’entrepreneur par le manager. Tout cela conduit au désinvestissement et à l’incurie : spéculation d’un côté, défiance de l’autre.

Est-il possible dans ces conditions de refonder le progrès ? Vous-même, vous revendiquez-vous comme progressiste ?

B.S. Je lutte contre la régression en posant que toute technique est un pharmakon, au sens où Platon usait de ce mot : à la fois un remède et un poison. L’évolution humaine est indissociable de l’évolution technique. Une telle évolution est un processus d’individuation. Les individus psychiques, qui sont constitués d’organes somatiques, ne s’épanouissent qu’en adoptant les milieux techniques que forment les organes techniques, qui évoluent eux-mêmes en corrélation avec les systèmes sociaux qui sont des organisations sociales. Dans cette organologie générale, il faut penser une pharmacologie générale où la technique est un remède (un facteur de progrès) si elle contribue à intensifier les possibilités d’évolution des individus psychiques et sociaux, et un poison (un facteur de régression) lorsqu’elle conduit à court-circuiter les individus psychiques et sociaux - et c’est ce qui s’est produit avec la révolution conservatrice imposant l’hégémonie du marketing stratégique. Dépasser cet état de fait suppose l’abandon du modèle consumériste, le passage à une économie de la contribution, et la réinvention d’une puissance publique capable de projeter un long terme et fondée sur un milieu numérique socialisé dans le but premier d’instaurer un nouveau partage des savoirs - lesquels seront la principale ressource dans l’après-Fukushima.

Propos recueillis par Aline Richard

Extraits de l’entretien de Bernard STIEGLER [2], Refonder le progrès suppose un nouveau partage des savoirs, La Recherche, Mai 2011, N° 452, p. 78, 6,20 €.

Notes

[1] Le mot consumérisme a deux sens :
- un sens courant dans la vie sociale : association de consommateurs dans le but de défendre leurs intérêts.
- un sens en sociologie : rattaché à la notion de société de consommation il dénonce un comportement qui porte à ériger la consommation de biens comme finalité.

[2] Bernard Stiegler dirige depuis 2006 l’institut de recherche et d’innovation au sein du centre Georges Pompidou. Philosophe inspiré par Jacques Derrida, il travaille tout particulièrement sur les mutations portées par les technologies numériques. Il a occupé des fonctions à l’Institut national de l’audiovisuel et à l’Ircam.