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Publié : 1er juillet 2007
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Une politique de l’humanité et une politique de civilisation selon Edgar Morin

Edgar Morin, La méthode 6 : éthique.

L’humanisme planétaire

Pour la première fois dans l’histoire humaine, l’universel est devenu réalité concrète : c’est l’inter-solidarité objective de l’humanité, où le destin global de la planète surdétermine les destins singuliers des nations et où les destins singuliers des nations perturbent ou modifient le destin global.

Le terme de « globalisation » doit être conçu non seulement de façon techno-économique, mais aussi comme une relation complexe entre le global et les particularités locales qui s’y trouvent englobées : les composants de la globalité sont des éléments et des moments d’une grande boucle récursive où chacun est à la fois cause et effet, producteur et produit.

(…) L’universalisme concret n’oppose pas le divers à l’un, le singulier au général. Il est fondé sur la reconnaissance de l’unité de diversités humaines, des diversités de l’unité humaine. L’éthique planétaire est une éthique de l’universel concret.

Toutes les éthiques de communautés nationales ont été closes. Il nous faut désormais une éthique de la communauté humaine qui respecterait les éthiques nationales en les intégrant.

Les fragments d’humanité sont désormais en interdépendance, mais l’interdépendance ne crée pas la solidarité ; ils sont en communications, mais les communications techniques ou mercantiles ne créent pas la compréhension ; l’accumulation des informations ne crée pas la connaissance, et l’accumulation des connaissances ne crée pas la compréhension.

En même temps que se développent les innombrables processus d’unification (techniques, scientifiques, civilisationnels), des formidables dislocations, régressions, fermetures (nationales, ethniques, religieuses) s’opèrent.

L’anthropo-éthique et l’anthropolitique doivent affronter l’insoutenable complexité du monde livré à un chaos dont on ne sait s’il est agonique [1] ou génésique.

Les neuf commandements

(…) Les temps actuels nous demandent la conjonction de l’éthique et de la politique dans une anthropolitique qui intègre en elle les impératifs de l’éthique planétaire, qui ne peut s’affirmer qu’à partir de prises de conscience capitales :

1. La prise de conscience de l’identité humaine commune à travers les diversités d’individualité, de culture, de langue.

2. La prise de conscience de la communauté de destin qui lie désormais chaque destin humain à celui de la planète, y compris dans sa vie quotidienne.

3. La prise de conscience que les relations entre humains sont ravagées par l’incompréhension, et que nous devons nous éduquer à la compréhension non seulement des proches, mais aussi des étrangers et lointains de notre planète.

4. La prise de conscience de la finitude humaine dans le cosmos, qui nous conduit à concevoir que, pour la première fois dans son histoire, l’humanité doit définir les limites de son expansion matérielle et corrélativement entreprendre son développement psychique, moral et spirituel.

5. La prise de conscience écologique de notre condition terrienne, qui comprend notre relation vitale avec la biosphère. La Terre, ce n’est pas l’addition d’une planète physique, d’une biosphère et d’une humanité. La Terre est une totalité complexe physique-biologique-anthropologique, où la Vie est une émergence de l’histoire de la Terre et l’homme une émergence de l’histoire de la vie. La relation de l’homme à la nature ne peut être conçue de façon réductrice ou de façon disjointe. L’humanité est une entité planétaire et biosphérique. L’être humain, à la fois naturel et surnaturel, doit se ressourcer dans la nature vivante et physique, dont il émerge et dont il se distingue par la culture, la pensée et la conscience. Notre lien consubstantiel avec la biosphère nous conduit à abandonner le rêve prométhéen de la maîtrise de la nature pour l’aspiration à la convivialité sur terre.

6. La prise de conscience de la nécessité vitale du double pilotage de la planète : la combinaison du pilotage conscient et réflexif de l’humanité avec le pilotage éco-organisateur inconscient de la nature.

7. La prise de conscience civique planétaire, c’est-à-dire de la responsabilité et de la solidarité envers les enfants de la Terre.

8. La prolongation dans le futur de l’éthique de la responsabilité et de la solidarité avec nos descendants [2], d’où la nécessité d’une conscience à téléobjectif visant haut et loin dans l’espace et le temps.

9. La prise de conscience de la Terre-Patrie comme communauté de destin d’origine/de perdition. L’idée de Terre-Patrie ne nie pas les solidarités nationales ou ethniques, et ne tend nullement à déraciner chacun hors de sa culture. Elle adjoint à nos enracinements un enracinement plus profond dans la communauté terrienne. L’idée de Terre-Patrie se substitue au cosmopolitisme abstrait qui ignorait les singularités culturelles et à l’internationalisme myope qui ignorait la réalité des patries. Elle apporte à la fraternité la source nécessaire de la maternité incluse dans le terme de « Patrie ». Pas de frères sans mère. À cela j’ajoute une communauté de perdition, puisque nous savons que nous sommes perdus dans le gigantesque univers, et que nous sommes tous voués à la souffrance et à la mort.

La mission anthropo-éthicopolitique du millénaire est d’accomplir l’unité planétaire dans la diversité.

Elle est de surmonter l’impuissance de l’humanité à se constituer en humanité, d’où la nécessité d’une politique de l’humanité [3].

Elle est de civiliser la Terre, menacée par le déchaînement des anciennes barbaries et la généralisation de la nouvelle barbarie glacée propre à la domination du calcul techno-économique, d’où la nécessité d’une politique de civilisation.

Elle est de réguler les quatre moteurs, déchaînés qui propulsent le vaisseau spatial Terre vers l’abîme :

(…) chacun des moteurs comporte une carence éthique radicale : la science exclut tout jugement de valeur et tout retour sur la conscience du scientifique ; la technique est purement instrumentale ; le profit envahit tous les domaines, y compris les êtres vivants et leurs gènes.

(…) L’humanisme planétaire est à la fois producteur et produit de l’éthique planétaire. L’éthique planétaire et l’éthique de l’humanité sont synonymes.

Il est remarquable que les premières grandes synthèses anthropo-éthiques soient venues non d’Occidentaux, mais de penseurs indiens intégrant les apports occidentaux (Ramakrishna, Vivekananda, Aurobindo).

Il est remarquable que les véritables autorités éthiques de notre planète, qui ont accédé à la conscience du problème général et de l’intérêt général de l’humanité, ont été ou sont des personnalités non occidentales : Gandhi, Nelson Mandela, le Dalaï-Lama, Octavio Paz, Aimé Césaire, Raimondo Pannikar.

Il est remarquable que les maux qui menacent la planète (pollution, péril nucléaire, manipulations génétiques, destructions culturelles, etc.) soient tous les produits de la rationalité occidentale (Wojciechowski). Le terrorisme planétaire lui-même, dans sa volonté de détruire l’Occident, n’a pu se développer que grâce aux techniques de l’Occident.

Il est non moins remarquable que droits de l’homme, droits de la femme, démocratie, laïcité sont nés en Occident. L’éthique planétaire ne peut être que symbiotique.

Extraits de Edgar Morin, La méthode 6 : éthique, p.183, Paris : Editions du Seuil, 2004, (Seuil, « Points Essais », n°555, 2006, 9 €.

Notes

[1] agonique : de agonie

[2] Hans Jonas, Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technicienne, Éd. du Cerf, 1995.

[3] La politique de l’humanité envisagerait les différents problèmes tels qu’ils se posent dans les différentes régions du globe ; elle viserait à assurer en priorité matérielle les disponibilités en eau, aliments, énergie, médicaments, et en priorité morale la réduction de la subordination et de l’humiliation dont souffre la plus grande partie de la population du globe.