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Publié : 15 juillet 2007
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Des agrocarburants contre de la nourriture

Guillaurne Duval, L’essence de la faim, Alternatives Economiques

Un équilibre alimentaire fragilisé

Un simple calcul de coin de table permet de mesurer l’ampleur du problème que posent les biocarburants [1] (Les biocarburants ne sont pas si verts) en matière alimentaire : en 2005, le monde a consommé 1215 milliards de litres d’essence et 1207 milliards de litres de gasoil. Avec les technologies actuellement disponibles, on ne peut espérer produire, au mieux, que 1500 litres de carburants par hectare en moyenne mondiale, une fois déduit le pétrole nécessaire à la production des agrocarburants. Si l’on voulait remplacer les carburants actuellement consommés, il faudrait donc mobiliser la totalité des 1 540 millions d’hectares cultivés dans le monde. Et encore ne s’agit-il que des quantités de carburant utilisées aujourd’hui : d’ici à 2030, celles-ci devraient encore croître au moins de moitié si on prolonge les tendances actuelles.

Or, avant même que la question des agrocarburants ne se pose de façon significative, on percevait déjà de nombreux signes inquiétants pour l’équilibre alimentaire de la planète. Tout d’abord, la hausse spectaculaire des rendements agricoles intervenue depuis cinquante ans n’a été possible que grâce à un usage massif et généralisé des engrais chimiques (…) et des pesticides. (…) La pollution des nappes phréatiques par les nitrates et les pesticides engendre des difficultés croissantes pour la fourniture d’eau potable dans les zones agricoles (…)

De plus, le développement de la production agricole a été associé à une croissance fantastique de l’irrigation et donc de la ponction sur les nappes phréatiques. (…) « Le manque d’eau pourrait bien être le problème de ressources le plus sous-estimé auquel le monde doive faire face actuellement », estime Lester Brown, président de l’Earth Policy Institue.

L’érosion et le ravinement, favorisés par l’agriculture intensive et la déforestation, se traduisent également par une perte croissante de terres agricoles, rejetées au fond des mers. (…)

Il y avait encore 824 millions de personnes sous-alimentées en 2003 et nous ne sommes pas au bout de nos peines : la population humaine devrait atteindre 7,6 milliards en 2020, avant de culminer à 9,4 milliards en 2050. Pratiquement moitié plus qu’aujourd’hui. (…) « Le véritable défi de ce siècle sera donc d’être capable de multiplier par deux la production agricole mondiale à des fins alimentaires. » (Philippe Chalmin, directeur du rapport Cyclope 2007)

De bonnes raisons d’être inquiets

Les agrocarburants ne représentent encore que 2 % de la consommation mondiale, mais la concurrence qu’ils exercent vis-à-vis des usages alimentaires suffit déjà à pousser les prix agricoles vers les sommets. (…)


C’est ce qui est en train de se passer aux États-Unis, comme en témoigne la récente flambée du prix du maïs. Dopé par une demande croissante d’éthanol et une récolte de maïs médiocre, le prix de la céréale a quasiment doublé en un an et n’a jamais été aussi élevé depuis dix ans ! Au Mexique voisin, cette flambée est devenue problématique car le maïs, avec les tortillas, est l’aliment de base de la population.

Mais ce n’est pas tout. Le boom des biocarburants pourrait également déboucher sur une crise environnementale dans les pays du Sud. L’International Institute for Environment and Development pointe ses effets pervers : déforestation massive et compétition pour les ressources en eau. Ainsi, en Indonésie et en Malaisie, des pans entiers de forêt disparaissent. En janvier dernier, un contrat a été signé en Indonésie pour planter un million d’hectares de palmiers à huile et de canne à sucre ! La forêt vierge de la Papouasie de l’Ouest y laissera quelques arbres. Or qui dit déforestation dit érosion des sols et émissions supplémentaires de C02. Lesquelles ne sont pas prises en compte dans les bilans actuels…

(Extraits de Fabienne Lemarchand, Les biocarburants ne sont pas si verts, La Recherche, mai 2007, n°408, p.54)


Le Brésil constitue cependant un cas particulier : le développement de la production d’agrocarburants y a du sens, contrairement à l’Europe et aux Etats-Unis. La fabrication d’éthanol [2] à base de canne à sucre est en effet déjà économiquement rentable sans subvention : son prix de revient se situe entre 0,20 et 0,25 € le litre. Alors que le prix de revient de l’essence est de 0,32 € le litre quand le baril de brut est à 60 $. De plus, cet éthanol fournit huit fois plus d’énergie qu’il n’en requiert pour être produit. Son utilisation entraîne donc une réduction d’environ 80 % des émissions de CO2 (…)

En revanche, les agrocarburants restent assez chers en Europe et aux Etats-Unis : entre 0,35 et 0,50 € le litre pour l’éthanol à base de maïs aux Etats-Unis et de 0,40 à 0,65 pour celui fabriqué à partir de céréales en Europe. Ils nécessitent donc des subventions publiques tant que le pétrole ne dépasse pas nettement les 70 $ le baril. Surtout, les rendements sont mauvais : un hectare de canne à sucre fournit 6 000 litres d’éthanol, mais un hectare de betterave à sucre n’en fournit que 5 000. Quant au maïs, la matière première privilégiée aux Etats-Unis pour la production d’éthanol, et au blé, utilisé en Europe, c’est bien pire encore : un hectare de maïs n’est capable de donner que 3 000 litres et un hectare de blé, 2 500… Et les rendements sont plus faibles encore pour les agrodiesels [3] : un hectare de palmiers fournit 4 500 litres d’huile, mais un hectare de colza n’en produit qu’un peu plus de 1000 et un hectare de tournesol un peu moins.

Pour produire 10 % de leur consommation en 2020, les Etats-Unis devraient mobiliser 43 % de leur surface agricole et l’Europe 38 %, selon l’AIE ! Alors que les terres en jachère ne représentent que 7 % de la surface agricole de l’Union.

Enfin, ces agrocarburants nécessitent eux-mêmes beaucoup d’énergie fossile pour être produits. (…) Selon une équipe de l’Inra, qui présentait ses conclusions en avril dernier à un colloque à Saint Louis, dans le Missouri, « la plupart des études concluent que la production européenne de bioéthanol a un bilan énergétique plutôt faible, avec un ratio de 1,3 d’énergie produite pour une unité consommée, que ce soit pour les betteraves à sucre ou pour le blé, ce ratio est même inférieur pour le maïs ». Ce qui implique qu’on ne réduit les émissions de gaz à effet de serre que d’un quart environ en utilisant de tels carburants.

Pour les biodiesels, le bilan est nettement « plus favorable que pour l’éthanol, avec entre 2,5 et 3 unités de carburant fossile économisées pour une consommée », soulignent-ils cependant. Autrement dit, une réduction d’émissions de CO2 de l’ordre des deux tiers cette fois. (…)

Bref, (…) nombreux sont ceux qui doutent de la rationalité des politiques suivies actuellement en Europe et aux Etats-Unis : « les politiques de quotas qui incitent à produire des agrocarburants dans les pays de l’OCDE peuvent avoir, dans certaines circonstances, une valeur limitée ; elles peuvent être coûteuses en matière d’émissions de carbone évitées et ne conduisent pas nécessairement au développement de technologies nouvelles plus performantes », dénonce en termes diplomatiques l’AIE, qui émane pourtant des gouvernements des pays riches…

Les seuls véritables espoirs pour le développement des agrocarburants dans les zones tempérées reposent sur de nouveaux procédés dits « cellulosiques ». (…) On devrait ainsi pouvoir diversifier les sources de matière premières, en y intégrant des déchets végétaux, des taillis à courte rotation, ainsi que des cultures spécifiques qui auraient des rendements à l’hectare deux ou trois fois plus importants que le maïs. Mais ces procédés ne sont pas encore mûrs industriellement. Et leurs coûts restent très élevés pour l’instant : entre 0,65 et 1 € le litre d’éthanol « cellulosique » en 2006.

En attendant, « la compétition pour les céréales entre les 800 millions d’automobilistes qui veulent maintenir leur mobilité et les 2 milliards d’humains les plus pauvres qui cherchent simplement à survivre est en train d’atteindre un point critique. La hausse des prix alimentaires pourrait conduire à des émeutes urbaines de la faim dans de nombreux pays à bas revenus comme l’Indonésie, l’Egypte, l’Algérie, le Nigeria ou le Mexique », prévient Lester Brown. (…)

Moralité : dans ce domaine comme dans les autres, voire même davantage, la priorité des politiques publiques doit absolument aller aux économies d’énergie. Par des normes plus strictes sur les véhicules et par le développement des transports collectifs.

Les céréales nécessaires à un seul plein de 4x4 suffisent en effet à nourrir un humain pendant une année…

Extraits de Guillaume Duval, L’essence de la faim, Alternatives Economiques, n° 259, juin 2007, p.44.

Notes

[1] Agrocarburants : (appelés aussi biocarburants) : obtenus à partir de plantes, ils résultent principalement de deux filières : la filière huile (colza, palme ou tournesol) et la filière alcool (fermentation de sucre de betterave, de blé, de maïs ou de canne à sucre).

[2] Ethanol : Alcool que l’on peut produire à partir de toutes sortes de végétaux (canne à sucre, betterave, maïs, blé … ).

[3] Agrodiesels : carburant obtenu par la transformation chimique d’huiles végétales ou animales pour se substituer au gasoil classique obtenu à partir de pétrole. On peut cependant utiliser également des huiles végétales pures dans les moteurs diesel.